Ayant par d’abondants traités et vastes dissertations suffisamment prouvé que le texte était un corps, doté comme le nôtre d’une peau, d’un squelette, de nerfs et de tendons, et parfois d’un cœur qui bat, ou plus rarement d’entrailles, on doit maintenant établir avec méthode de quel corps il s’agit.
Premièrement, ce corps textuel présente la particularité d’être composé d’éléments qui ont déjà servi plusieurs fois, mots, phrases, péripéties. On doit donc envisager que le corps du texte soit, comme celui de la créature de Victor Frankenstein, un assemblage, le plus beau possible, de parties volées à d’autres textes, réalisés dans un laboratoire secret, par un étudiant dont l’esprit a été perturbé par une érudition anachronique. Cependant, cette solution est gothique, donc symbolique, elle pointe par conséquent vers autre chose que ce qu’elle dit. En outre, les atomes du corps humain, hydrogène, oxygène, carbone, calcium, fer, sel et ainsi de suite, même si c’est un peu pénible à imaginer, ont également déjà servi à des rivières, des rochers, des hamsters, ce qui ne les empêche pas de former un corps délimité et continu.
Certains prétendent que le corps du texte est comme un gisant de pierre ou comme une statue du commandeur, mais nous n’avons pas la place ici d’examiner une objection aussi piteuse, car ces corps-là n’ont guère la faculté de nous remuer.
Deuxièmement, on doit examiner si le corps textuel est corps d’animal ou corps humain. Même si quelques textes sont manifestement des chevaux emballés, des ruminants dotés d’un estomac à quatre compartiments, des ânes morts, ou des lions empaillés, il est évident qu’un auteur qui se respecte crée un texte à son image, doté d’un corps humain, comme il est écrit que Dieu a créé les hommes à sa ressemblance.
Troisièmement, s’agit-il d’un corps de femme ou d’un corps d’homme ? En cela les Écritures ne nous aident pas, car il est dit « Homme et femme il les créa. » S’il s’agit d’un corps de femme, faut-il qu’un auteur homme l’aime, avec le mélange de savoir-faire, d’abandon et d’enthousiasme qu’il montrerait pour une femme de chair ? Et vice-versa si l’auteur est une femme ? Ou autrement encore ? Cette question textuelle et même, osons le dire, sextuelle mériterait un in-folio à elle toute seule, laissons-la donc pendante.
Si le texte est un corps humain, que faire s’il est animé d’intentions hostiles à notre égard ? Que faire si le texte est un mousquetaire moustachu décidé à en découdre ? Que faire si le texte est un ninja formé à toutes les techniques de l’assassinat ? On sera alors bien en peine de le faire tenir dans son cadre et dans sa forme.
Quatrièmement et dernièrement, il est sans doute conseillé de travailler avec un texte qui soit un enfant qui danse, pied léger, œil malicieux. Il apprendra avec plaisir tout nouveau pas qu’on lui montrera, tout air qu’on lui chantera.