La maison délicieusement vieillotte et inconfortable de nos arrière-grands-parents à Solesmes possédait un jardin en pente, planté de pommiers à cidre et de magnifiques bouquets de rhubarbe et d’oseille, qui aboutissait à la Sarthe, derrière une barrière soigneusement fermée. Si elle regorgeait de bibelots et de souvenirs étonnants, la maison n’était pas très riche en romans, pour autant que je me souvienne, mais recélait, pour qui savait fouiller et n’avait pas peur de la poussière, quelques authentiques trésors. D’abord une collection de Lecture pour tous d’avant-guerre, dont j’embrassais sans difficulté les reportages d’actualité, les petits romans et même les principes anachroniques. Tout jeune déjà, je me mouvais dans le passé comme si j’étais chez moi. Sans me gêner, je détaillai la manière dont les dames étaient habillées, je m’asseyais à la table des banquets, je mettais les pieds dans le plat. Je n’avais pas encore lu La Machine à remonter le temps de H. G. Wells, mais l’idée du voyage dans le temps ne m’aurait pas du tout étonné.
J’étais moi-même perpétuellement en voyage dans d’autres époques, j’y faisais de délicieuses rencontres, j’y tombais amoureux, j’y bâtissais des châteaux, j’y livrais des batailles acharnées. C’était particulièrement vrai pendant les vacances, dont la temporalité plus ouverte, moins asservie par les horaires et les obligations, se prêtait à la dérive chronologique. D’un bond, je dévalais la pente, et j’arrivais sur une plage grecque, vêtu des haillons d’Ulysse ; un paquebot transatlantique me débarquait à Ellis Island, ou je montais dans un dirigeable aussi vaste qu’une ville. Dans le même placard que les Lectures pour tous, il y avait un Catalogue de la manufacture d’armes et cycles de Saint-Étienne qui devait dater du début des années 1930, illustré non pas de bêtes photographies, mais de gravures. En plus des fusils de chasse et des vélos éponymes, il proposait une foule d’objets, dont des collections destinées à ceux qui envisageaient de s’installer dans les colonies ou se lancer dans des explorations. J’y faisais mes choix pour préparer des expéditions lointaines dans le coin le plus embroussaillé du jardin. Le catalogue présentait toutes les séductions d’un roman d’aventures à monter soi-même. Dans mon souvenir, il y avait jusqu’à des traineaux à faire tirer par des chiens, des canoës démontables, des moustiquaires et de lampes de spéléologie. Et certaines nuits, le lit nous servait de terrain d’aventure, minuscule îlot au cœur de l’océan, iceberg blanc comme un drap, chariot de pionnier retourné, et nous réussissions à repousser les assauts d’ennemis ténébreux.
Une vie dans les livres