Dans le vallon
dans la brume
au bord des eaux
voisin du saule
le peuplier blanc
s’habille d’écorce blanche
mouchetée de lenticelles
minuscules fenêtres losangées
Le peuplier noir
seulement un peu plus sombre
ne s’appelle sans doute ainsi
que pour faire opposition
S’il y a un blanc, il faut un noir
et réciproquement
Tous deux sont comme nous
soit mâles soit femelles
pas les deux à la fois
Étranges amants
enracinés loin
l’un de l’autre
privés d’étreinte
Le peuplier s’appelait jadis « peuple »
du latin populus
et on lui adjoignit
le suffixe des fruitiers
alors que son fruit
n’est qu’une capsule
qui s’ouvre pour lâcher
un avion de coton minuscule
On nommait ses bourgeons précoces
enduits d’un suc visqueux
et parfumés
« yeux du peuple »
Comment un arbre est-il un peuple ?
s’interrogeaient déjà nos aînés
La Révolution française
en plantant des peupliers
comme arbres de la Liberté
a tranché la question
L’arbre s’appelle « peuple »
car le peuple l’a érigé
D’autres ont pensé
que le peuplier
déjà familier
des bois sacrés
grecs ou latins
ombrageait aussi
les monuments publics
de la ville aux sept collines
Larousse dit que son pétiole mobile le rend
au plus haut point murmurant
si bien que son bruissement
évoque la rumeur lointaine d’une foule
L’âme des arbres est-elle multiple ?
qu’entend-on dans son feuillage
Le bavardage du peuple des morts
ou les oracles des dieux ?
Tous deux sont liés aux
mystères infernaux
peuplier blanc comme peuplier noir
témoignent de l’effroi
qui nous saisit parfois
devant des existences
à ce point étrangères
point exactement immobiles
point absolument muettes
L’accès aux enfers
dit Homère
est signalé par des saules
et des peupliers
La pâle nymphe Leukè
fuyant
l’étreinte lubrique
du dieu des enfers
fut métamorphosée
en peuplier blanc
aux portes de l’autre monde
Quant au peuplier noir
c’est tout un drame cosmique
Une fois Phaéton, fils d’Apollon
tombé du char du soleil
qu’il avait usurpé
ses sœurs les Héliades
à force de pleurer
furent changées
en arbres
et leurs larmes
continuant à tomber
devinrent gouttes d’ambre
Indifférents à ce mystère affreux
que raconte Ovide
ces filles solaires soudain
enveloppées d’écorce
enracinées et immobilisées
nous déroulons
avec des machines
inspirées des taille-crayons
son bois pour fabriquer
cagettes
allumettes
boîtes à camembert
À l’heure où tombe le soleil
je suis un peu lié au mystère
du peuplier noir
point celui d’Italie
en fuseau ou en flamme
qu’aurait importé
les ingénieurs de Napoléon
mais l’arbre de Perséphone
aussi appelé « liard »
car ses jeunes branches
que l’on peut plier
ont servi
à confectionner des liens
Jadis, en Italie
mais aussi en bas des Pyrénées
on y faisait grimper
la vigne
et le raisin des grappes du haut
devait être le meilleur
Aussi je reste là
et je tends le bras