Avec un guide aveugle, Jorge Luis Borges

Le cheminement de mots qui me conduisit aux textes de Jorge Luis Borges est détourné, comme il convient. Je crois que je découvris son nom à travers un de ses traducteurs français, l’écrivain Roger Caillois que j’avais croisé dans la correspondance du poète Saint-John Perse. C’était au cours de la préparation d’un long exposé avec mon camarade Édouard Schalchli, en première année de classe préparatoire au lycée Victor-Hugo, un établissement situé près du musée Carnavalet à Paris. Les recherches que nous consacrions tous deux à ces présentations démesurément approfondies et exhaustives, les longs entretiens que nous avions à leur sujet m’ont sans doute davantage formé et davantage appris que tous les cours que j’ai suivis. On ne sait pas à l’époque où on les pratique que ces travaux de jeunesse ne cesseront jamais de nous accompagner et qu’on ne dépassera que rarement les étapes intellectuelles franchies en ces temps reculés.

Les nouvelles de Fictions se sont présentées d’abord, puis celles de L’Aleph. Même si ces textes ressemblaient assez peu à des fictions, tant s’y mêlait le discours, l’argumentation paradoxale et le récit, mon enthousiasme a été immédiat. Mon goût de l’étrangeté et des labyrinthes était comblé. L’érudition devenait une branche de la littérature fantastique : impossible de savoir si telle encyclopédie, tel traité était une invention ou avait réellement paru. Les vertiges rigoureux des mathématiques y fécondaient l’imagination, comme dans une page de Pascal. Sans faire de différence, et d’ailleurs y en avait-il une, je dévorai aussi tous ses courts essais, L’Auteur et autres textes, Enquêtes etc., et je me pris d’une passion durable pour certains des sujets obscurs qu’il évoquait, les kenningar des épopées islandaises, les différentes éditions de l’Encyclopedia Britannica.


Bref, je m’imprégnais des réflexions (quel terme bien approprié) et des paradoxes de Borges, au point de confectionner à partir de quelques-uns de ses textes ma propre petite méthode et de consacrer plusieurs années à l’appliquer. Comme l’Argentin, en faisant l’histoire d’une métaphore, pour moi celle qui compare le mot à une pierre précieuse, à un joyau, je pensais accéder à l’histoire des idées, à l’histoire de la pensée, à l’Histoire tout court. De sa naissance dans la littérature latine tardive à sa reprise dans du Bellay, puis chez nombre de poètes de la fin du XIXe siècle, et enfin dans le Nietzsche du Contre Wagner, qui plagiait en l’occurrence Paul Bourget, cette métaphore m’obséda et m’entraîna dans des lectures parfois fastidieuses, bien trop approfondies pour un simple travail universitaire. Durant cette quête déraisonnablement prolongée comme presque toutes celles que je mène, j’appliquai une méthode qui est devenue inséparable de ma manière de penser, qui l’affûte en même temps qu’elle la limite : chercher d’abord un détail saillant, étrange, bizarre, anormal, puis examiner si en repartant de lui, si en l’utilisant comme point d’appui, on peut repenser et comprendre différemment l’ensemble dont il fait partie. Bien qu’elle ne manque pas de donner des résultats intéressants, en particulier pour l’étude des textes, cette stratégie m’exposait au risque de négliger les grandes idées d’ensemble, qu’il faut tout de même considérer.

Somme toute, même si je trouvais plus prudent de le dissimuler à mes enseignants, j’avais choisi pour maître à penser Jorge Luis Borges.
Nous avions grandi dans le monde d’après 1968 ; le paysage intellectuel ne manquait pas de grandes figures, mais elles étaient au sommet de leur carrière, enseignaient loin de nous, aux États-Unis ou au Collège de France, et surtout l’époque des maîtres à penser était révolue. Si, d’une part, notre morgue juvénile et nos soupçons nous détournaient instinctivement de toute soumission à une autorité fût-elle intellectuelle, d’autre part, cette autorité avait mystérieusement et réellement disparu. À l’entrée du monde des adultes, nous remarquions avec stupéfaction que nombre d’entre eux ne l’étaient pas, qu’ils avaient des caprices, des goûts, des attitudes qui semblaient profondément infantiles. Et que dire du monde du travail ? Nous étions surtout frappés par le gaspillage d’énergie, la désorganisation, l’inefficacité.

Ayant commencé à penser et à lire dans une époque où le structuralisme s’imposait naturellement comme une des méthodes les plus intéressantes pour déchiffrer la littérature, et parce que certains grands professeurs de la Sorbonne, où je poursuivis mes études, disciples d’Albert Thibaudet, étaient restés fidèles à la critique biographique d’avant-guerre, je m’intéressai assez peu à la vie de Borges, et davantage préoccupé d’intertextes, d’architextes ou de palimpsestes, il me suffisait de savoir qu’il était devenu aveugle, comme Homère.

Bien qu’il m’eût toujours paru aussi absurde que cruel de chercher un sens aux maladies ou aux infirmités qui finissent toujours par triompher de nous, cette cécité prit une signification particulière pour moi, comme elle ne manqua sans doute pas d’en avoir une pour le principal intéressé. Je ne pouvais avoir qu’un seul guide, un seul maître à penser, et il fallait qu’il fût aveugle, comme dans la fable, quitte à me guider au fond d’un gouffre, et puis presque fictif, car les fictions de Jorge Luis Borges même si elles ne cessent de rappeler qu’elles sont écrites par quelqu’un, brouillent jusqu’à la dissoudre, à force de la multiplier, de la refléter et de l’égarer au labyrinthe, la figure de l’auteur.

Une vie dans les livres

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