THÉORIE DES CALEMBOURS
Petit Janus, gamin frondeur, concentré de subversion, d’imagination et de désir, pique-assiette volontiers insolent, misogyne ou obscène, le calembour, qu’il s’habille en à-peu-près, contrepèterie, homophonie ou équivoque, dynamite la raison et la bienséance. On le verra au fil du temps briller à la cour ou se morfondre en exil, réfléchir sur le langage ou inventer des formes littéraires, consterner, affoler ou réjouir les penseurs. Toujours il revient, par en dessous, se tailler sa place au soleil.
LE MOT ET LA CHOSE
Calembour surgit dans les années 1750, venu on ne sait trop d’où. Il désigne un jeu de mot fondé sur une ressemblance sonore ou homophonie, entre deux mots de sens différent. Sa ressemblance avec calembredaine et avec bourde semble lui nuire tout de suite. Dès l’origine, il est double et insinuant : il a un homophone venu de Malaisie, calambour ou calambac, bois parfumé qui sert en marqueterie, et il s’introduit chez les meilleurs auteurs, se glissant dans une lettre de Diderot à Sophie Volland de décembre 1768. Et le premier calembourdier (ou calembouriste) peut entrer en scène, c’est Nicolas Maréchal, autoproclamé marquis de Bièvre (1747-1789), mousquetaire et fin diseur, petit-fils du premier chirurgien de Louis XIV. Il publia en 1770 une Lettre écrite à Madame la Comtesse Tation par le Sieur de Bois-Flotté, étudiant en droit fil que suivirent bientôt Notes historiques sur l’abbé Quille, Les amours de l’Ange-Lure et de la Fée-Lure puis une pièce de théâtre en un acte intitulée Vercingentorixe, farcie de calembours qui n’ont rien à voir avec l’action et qui la parasitent irrespectueusement. Elle contient ces vers immortels :
Je sus comme un cochon résister à leurs armes,
Et je pus comme un bouc dissiper vos alarmes,
« Ceci est exécrable, disoit-on à l’auteur, vous écrivez je sus & je pus avec un s à la fin, il faudroit qu’on pût y mettre un e pour que le kalembour fût exact : Celui-ci répondit au censeur : Eh bien ! Monsieur, je ne vous empêche point d’y mettre le vôtre, un nez pour un e [un é]. » rapporte l’article kalembour du supplément de 1777 à l’Encyclopédie. L’orthographe du calembour, en effet, pose un problème épineux, dans la mesure où il est souvent fondé sur une homophonie qui suppose deux orthographes différentes à la fois.
Il appartient davantage à la sphère de l’oral qu’à celle de l’écrit, comme le dit encore l’Encyclopédie, puisque sa qualité dépend de son à propos :
C’est toujours la manière d’amener & de placer le kalembour qui le rend plus ou moins plaisant : par exemple, ce seroit une platitude bien froide de dire : cet homme-là mérite d’être cru, il ne faut pas le cuire ; mais on sera sûr de faire rire avec le même équivoque, en supposant un homme condamné à être brûlé qui, au moment où l’on va mettre le feu au bûcher, veut parler encore pour sa justification, & en admettant un interlocuteur qui lui adresse ces mots : va, mon ami, ce que tu dis là & rien, c’est la même chose, tu ne sera plus cru.
Mais, dans l’ensemble, les philosophes de lumières ne l’aimèrent guère. Il est de l’ordre de l’erreur, de la confusion, de l’ambiguïté. Voltaire écrit à Mme du Deffand pour la prier de bannir le calembour de sa conversation. Les républicains barbus et respectables de la fin du dix-neuvième ne l’apprécient pas non plus. Larousse, avec un dédain plein de mauvaise fois, l’assassine ainsi : « Le calembour proprement dit est rarement spirituel ; presque toujours lorsqu’on en cite un joli, il se trouve que c’est en réalité un à-peu-près ou un jeu de mots. »
Mais les à-peu-près sont une forme de calembour…
LE CALEMBOUR AVANT L’HUMOUR
Au tout début, le langage est puissant et magique et si le calembour est déjà là, on tend à le prendre au sérieux. D’une certaine manière, l’église catholique et la papauté lui doivent leur origine. Quand Simon le pécheur reconnaît en Jésus le Christ, le Fils du Dieu vivant ; celui-ci lui répond : « Heureux es-tu Simon Bar-Iona, parce que ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé [cela], mais mon Père qui est dans les cieux ! Et moi je te dis que tu es Pierre et que sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et les portes de l’Hadès ne prévaudront pas contre elle. » (Matthieu, 16, 17-20). Et Voltaire de se moquer dans son Dictionnaire philosophique, à l’article « Pierre » de cet, édifice construit sur un calembour…
On sait aussi que, si pour animer le golem de la tradition juive praguoise, il faut inscrire sur son front le mot EMET qui signifie vérité, réalité, quand on efface la première lettre, on obtient MET, mort, et la créature est détruite.
Et en effet, si comme l’affirme le disciple d’Héraclite Cratyle, dans le dialogue de Platon du même nom, les mots sont tirés de la nature des choses et ont un lien nécessaire avec elles, s’ils ne sont pas, comme le soutient son contradicteur Hermogène, des signes purement conventionnels, alors leur ressemblance ou leur homophonie est aussi le signe d’une parenté profonde et essentielle entre eux. Ainsi naît l’étymologie, à coups de jeux de mots et de calembours. Isidore de Séville (mort en 636), paraît-il, est le père fondateur de cette science hasardeuse qui fera dire plusieurs siècles plus tard au grand philosophe Abélard (mort en 1142) et sans aucun humour : « Brito dictus est quasi brutus », « Breton est parent de brute ». Philippe de Thaon, dont le texte Li Cumpoz date de 1119, explique que le nom d’Ève, est formé d’e(x) et de vado, « je vais », car « femme va par nature volentiers hors de voie de sapience et de raison ».
Plus tard encore, on raillera ces abus ; en 1583, Tabourot des Accords dans ses Bigarrures en cite quelques-unes pour s’amuser, se « chatouiller » comme il dit : « Chapeau, quasi eschappe eau aussi anciennement ne le souloit on porter que par les champs et en temps de pluie. Chemise quasi sur cher mise. Velours quasi velu ours. »
Mais ils n’ont pas disparu pour autant. Les poètes ou les fous savent retrouver les chemins anciens et l’étymologie calembourdière a encore de beaux jours devant elle.
Raymond Queneau, grand satrape des jeux de mots, s’intéressa à ces auteurs obscurs lorsqu’il se livra à des recherches pour écrire une encyclopédie des fous littéraires. Les éditions Gallimard ayant refusé son manuscrit (avant de se décider à le publier en 2002, sous le titre d’Aux confins des ténèbres — Les fous littéraires du XIXe siècle), Queneau en utilisa une partie dans le roman Les Enfants du limon. Un des personnages, nommé Chambernac, s’y livre en effet à la même enquête. Queneau y cite un certain Desdouits de Saint-Mars, auteur d’un Dictionnaire d’étymologie gauloise étonnant.
Fleuve = FL-EV-VE = Flowing every vast end = tout grand bout de courant
Rivière = RI-VI-ER-E = Rise with every end = un bout de source.
Ou encore Le Quen d’Entremeuse et son Sirius, Aperçus Nouveaux Sur L’Origine de l’Idolâtrie (1852): « Et maintenant ne puis-je pas dire, sans crainte d’être taxé de monomanie systématique, que ce Grand Tho-th à qui la plus haute antiquité égyptienne attribue une tête de chien, tandis qu’elle figure la constellation du GRAND-CHIEN par les signes sacrés T-T, se prononçant Thau-Thau, n’est autre que le grand TOUTOU (Tout-tou) du Ciel.
N’y a-t-il pas identité manifeste, flamboyante, si je puis m’exprimer ainsi, entre ces noms du Chien, Taau-T…, Thou-T…, To-t… en éthiopien, et Tout-Tou, en français vulgaire. »
À un degré au-dessus, Jean-Pierre Brisset (1837-1919) retrouve pour nous les secrets de l’origine des mots. Son œuvre, découverte sur le tard, fut à nouveau exhumée par Raymond Queneau dans Aux confins des ténèbres, mais aussi par Breton dans l’Anthologie de l’humour noir.
Partant du fait bien établi que l’homme descend de la grenouille, Brisset explique dans des paragraphes qui prennent parfois l’allure de cantiques hypnotiques :
« Où terminent les eaux, les terres minent. Quand elles auront tout terre miné, tout sera terminé… Je suis bien, l’eau j’ai, disait l’ancêtre aquatique, et quand il logea au-dessus des eaux, il dit : je suis bien l’haut j’ai. Les premiers hors logés devinrent horlogers. Dans l’eau on n’était pas à l’heure, car l’heure était à la sortie sur le rivage, sur la haute heure, sur la hauteur, où venaient les sauteurs, sur cette haute heure, sur cette hauteur ; les chante heure, les chanteurs ; les cherche heure, les chercheurs ; à la fraîche heure, à la chale heure (chale = chaud). Quelle longue heure ! quelle large heure ! disait-on. C’est pourquoi la rive présente longueur et largeur. »
J.-P. Brisset, Le Mystère de Dieu est accompli, Angers, 1890
On peut croire que Brisset est fou, mais au moins il a pensé à tout, en énonçant une troublante « loi de la parole », qui justifie sa fièvre homophonique :
« Tout ce qui est écrit dans la parole et s’y lit naturellement est vrai. Les sons qui s’écrivent clairement de plusieurs manières sont vrais, sous toutes les formes et présentent entre eux un rapport mathématique logique, un origine unique. Ils offrent des expressions qui ont été en usage, ou du moins ont pu être en usage chez les ancêtres jusqu’aux dieux, anges et démons. »
C’est un peu ainsi que Francis Ponge, quand il travaille à faire coïncider l’épaisseur du langage avec l’épaisseur des choses, rêve autour d’une étymologie (incertaine), dans son pré :
LE PRÉ
Crase de paratus selon les étymologistes latins,
Près de la roche et du ru,
Prêt à faucher ou à paître,
Préparé pour nous par la nature,
Pré, paré, pré, près, prêt,
Le pré gisant ici comme le participe passé par excellence
S’y révère aussi bien comme notre préfixe des préfixes,
Préfixe déjà dans préfixe, présent déjà dans présent.
Nouveau Recueil
LE CALEMBOUR AVANT LE CALEMBOUR
Avant que le mot calembour existe, on parlait d’équivoque. Étienne Tabourot des Accords (1547-1598), dont les Bigarrures (introuvables en librairie mais téléchargeables en pdf sur le site de la BNF, www.gallica.fr) constituent une réserve inépuisable, donne le mot d’ordre : « Mes dames on a fait vos maris coquus : & qui ? Vos cons. »
Équivoquons, donc ; la phrase, le vers, la rime, tout au XVe et au XVIe siècle est susceptible de l’être.
Je fus bien mal heureux, tout entier le confesse
Quand je touchai sur vous, tétin, cuisse, con, fesse
Drusac, imitateur de Marot, cité par Tabourot
Le calembour, associé à la contrepèterie ou au rébus, fait voler en éclat la bienséance et déniche toutes les obscénités cachées dans les mots. Tenant du carnaval et de la subversion, il se moque des lois, que ce soient celles de l’église ou de la société. À l’occasion, il sert même de code secret. Les Bigarrures mentionnent une taverne parisienne où l’on pouvait également bénéficier de services érotiques, à condition de comprendre à demi-mot quand la tenancière proposait : « Monsieur, goûtez cette farce. » Le XVIe siècle est un des âges les plus fructueux, les plus inventifs de la langue française. Beaucoup des contrepèteries célèbres datent de cette période. « À Beaumont le Vicomte » ou « femmes folles à la messe » nous viennent du Pantagruel de Rabelais.
Tabourot remarque :
« Il ne faut pas se scandaliser s’ils sont un peu naturalistes, car je ne sçay comme il advient qu’ordinairement & plus volontiers on se rue sur cette matière que sur une autre. »
Volontiers bilingue, le calembour s’insinue entre le latin et le français, en proposant des traductions homophoniques de l’un à l’autre.
Natura diverso gaudet se traduit normalement « La nature se réjouit de la variété. » ou beaucoup moins banalement : « Nature a dit verse au godet », invitation à remplir le gobelet.
Parfois, le rébus lui aussi s’en mêle ; Tabourot encore :
« Sur la porte d’un cloistre d’une certaine Abbaye estoit ceste peincture qui me sembla fort estrange, c’estoit un Abbé mort au milieu d’un pré ayant le cul découvert, duquel sortoit un lys, fleur assez cognue : Après avoir revassé que cela voulait dire, le secrétain du lieu qui en faisoit grand cas, & le reputoit un excellent Enigme, me vint dire en l’oreille par une faveur speciale, que c’estoit une belle sentence composée d’un rebus Latin & François,
Abbé mort en pré, au cul lis.
Habe mortem prae oculis. »
C’est à dire « Aie toujours la mort devant les yeux. » Sage maxime pour des moines, même si l’image l’était moins.
LA GLOIRE DE L’ÉQUIVOQUE
L’équivoque cependant ne se cantonnait pas à la gauloiserie ; elle avait également un rôle à jouer dans la littérature dite sérieuse et la rime équivoquée était un ornement que ne dédaignaient pas les poètes de cour. Ainsi, Octavien de Saint-Gelays (1468-1502) protégé de Louis XI puis de son fils Charles VIII, écrit en 1493 une « Epistre en équivocques au roy Charles » :
Pour contempler vostre immense justice,
Faites, pour Dieu, que le fleuve juste ysse
Çà bàs sur nous, vos très humbles subjectz !
Tenuz nous ont ainsi qu’oiseaulx sus getz,
Division, simes, dicorde, envye :
Remettez nous, noble seigneur, en vye !
(« sime » : schisme) dans P. Zumthor, Anthologie des grands rhétoriqueurs
Ou plus extraordinaire encore, celui-ci, de Jean Molinet (1435-1507), éloge de l’empereur Maximilien, dans lequel on peut dénicher vingt-trois noms d’oiseau (ou au moins d’animal volant) :
Aigle impérant sur mondaine macyne
Roy triumphant, de proesse racyne,
Duc, d’archiduc père, et chief du thoison
Austrice usant de fer à grand foison
Phenix sans pèr, né sur bonne planette,
Coulomb bénin qui la pensée a nette,
Cocq bien chantant, se le Turcq t’escarmouche,
Mets le aux abbais, comme ung chien qui s’esmouche,
Oie ta voix, ton ost, cheval et pie !
Pou veillons sur celluy qui nous espie,
Pellican vif, qui sur nous sang espans,
Griffon hideux, ennemis agripant.
A loer est ton sens, point n’es butor,
Grue, corbaux, ne Midas qui but or ;
Faisant ictiers, te donne ce que j’ay
Divers oiseaux en lieu de papegay.
(En début de vers : aigle, roitelet, grand-duc, autruche, phénix, colombe, coq, merle, oie, pouveillons ou papillon, pélican, griffon, alouette, grue, faisan. À la rime cygne, oison, anette ou cane, mouche, pie, paon, butor, geai) dans P. Zumthor, Anthologie des grands rhétoriqueurs
On peut également équivoquer le vers tout entier, comme dans cette épître à un ami malade dans la ville de Han, par Guillaume Crétin (mort en 1525).
Fix par escrits j’ay sceu qu’un jour a Han
Fit pareil cris qu’homme qui souffre ahan,
Portant le faix de guerre et ses alarmes
Portanr le faix qu’elle provoque a larmes
Tes doux yeux ses & sur eux l’eau tost rend
Tels douze excez (plus soudain que torrent
Laisse courir son cours) perdroient ses forces
Les secourir est besoin que t’efforces.
dans Recherches de la France d’Etienne Pasquier
Quelquefois la rime équivoquée devient rime en écho, procédé que Joachim du Bellay a pratiqué avec un raffinement un peu masochiste et qu’on retrouvera un peu plus tard dans la musique baroque : Purcell en fait usage dans The Fairy Queen.
Piteuse Echo, qui erres en ces bois,
Respons au son de ma dolente voix
Dont ay-je peu ce grand mal concevoir,
Qui m’offre ainsi de raison le devoir ? de voir.
Qui est l’autheur de ces maux advenus ? Venus.
Comment en sont tous mes sens devenus ? Nuds.
Qu’estois-je avant qu’entrer en ce passage ? Sage.
Et maintenant que sens-je en mon courage ? Rage.
Qu’est-ce qu’aimer et s’en plaindre souvent ? Vent.
Que suis-je donc lors que mon cœur en fend ? Enfant.
Qui est la fin de prison si obscure ? Cure.
Dy moy quelle est celle pour qui j’endure ? Dure.
Sent-elle bien la douleur qui me poingt ? Point.
dans Recherches de la France d’Etienne Pasquier
L’ART ET LE CALEMBOUR
Puis l’équivoque tombe en désuétude pendant quelques siècles ; ni le classicisme ni les lumières ne l’apprécient. On a une lettre de l’inventeur du phalanstère, Charles Fourier (1772-1837), à sa cousine Laure, qui date de « dix huit s’en vint te cette » et qui calembourdise jusqu’à l’ivresse :
« Geai ressue mât chair l’or, lin vite à sion queue tu mats à dresser pourras l’air dix nez rats sein ment dés, dix manches d’œufs sept ambre. Etc.»
Innocent passe temps ou message doublement codé ? Quelques expressions troublantes se glissent dans le jeu avec « ma chère Laure ». « Mât chair l’or » est-il tout à fait convenable ? On doit se méfier de ce que les homophonies peuvent révéler…
Mais il faut attendre le roman moderne, complexe, impur et mêlé, pour qu’il revienne vraiment sur le devant de la scène.
Balzac l’utilise pour nommer certains de ses personnages, tel Gobseck, l’usurier, « le jésuite de l’or », dont le patronyme indique bien le caractère. De même, Mortsauf, héros d’un des Contes drolatiques, doit son nom à un incident scabreux ; alors qu’il est pendu à un gibet, des plaisantins le décrochent et le glissent dans le lit d’une veuve qui attendait son amant, elle fait tant et si bien que le pendu se ranime et gagne son nom mort sauf. Bizarrement, c’est aussi le nom de l’héroïne émouvante et tragique du Lys dans la vallée, du même auteur.
Les Misérables de Victor Hugo, roman à la taille et aux ambitions encyclopédiques, parle d’une société secrète républicaine qui s’appelle les amis de l’A.B.C. « car l’Abaissé c’était le peuple », calembour à base de lettres, dont le type est déjà présent dans Tabourot :
G.A.C.O.B.I.A.L.
I’ay assez obéi à elle.
Il contient aussi un savoureux développement sur le calembour, dont on extrait trop souvent une seule phrase, négligeant le contexte. C’est un joyeux gaillard nommé Tholomyès qui parle :
Le calembour est la fiente de l’esprit qui vole. Le lazzi tombe n’importe où ; et l’esprit, après la ponte d’une bêtise, s’enfonce dans l’azur. Une tache blanchâtre qui s’aplatit sur le rocher n’empêche pas le condor de planer. Loin de moi l’insulte au calembour ! Je l’honore dans la proportion de ses mérites ; rien de plus. Tout ce qu’il y a de plus auguste, de plus sublime et de plus charmant dans l’humanité, et peut-être hors de l’humanité, a fait des jeux de mots. Jésus-Christ a fait un calembour sur saint Pierre, Moïse sur Isaac, Eschyle sur Polynice, Cléopâtre sur Octave. Et notez que ce calembour de Cléopâtre a précédé la bataille d’Actium, et que, sans lui, personne ne se souviendrait de la ville de Toryne, nom grec qui signifie cuiller à pot.
Les Misérables, livre III, chapitre 7.
Hugo aurait bien été en peine de le condamner, lui qui invente, avec une grandiose négligence, dans le poème de la Légende des Siècles intitulé « Booz endormi », le célèbre Jerimadeth (je rime à dait, ou j’ai rime à dait) pour trouver une rime avec « demandait » :
Tout reposait dans Ur et dans Jerimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
Ce sont cependant la fin du XIXe, puis le XXe qui rendront au calembour son brillant perdu. L’Ulysse de Joyce, véritable encyclopédie romanesque des styles et des thèmes utilise homophonies et contrepets ; les collages surréalistes de Max Ernst y ont naturellement recours, l’un de ses recueils s’intitule La femme 100 têtes. L’auteur d’Impressions d’Afrique, Raymond Roussel (1877-1933) est l’inventeur d’un procédé qui utilise à des fins narratives des homophonies approximatives. Dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, texte iconoclaste publié à titre posthume, Raymond Roussel explique :
Je prends un exemple, celui du conte Le Poète et la Moresque. Là je me suis servi de la chanson : « J’ai du bon tabac ». Le premier vers : « J’ai du bon tabac dans ma tabatière » m’a donné : « Jade tube onde aubade en mat (objet mat) a basse tierce. » On reconnaîtra dans cette dernière phrase tous les éléments du début du conte.
La suite : « Tu n’en auras pas » m’a donné : « Dune en or a pas (a des pas).» D’où le poète baisant des traces de pas sur une dune.
Ce procédé fécond a été régulièrement et heureusement pratiqué par les auteurs qui fréquentaient les « Papous dans la tête » sur France Culture.
Raymond Queneau, toujours lui, utilise d’une manière un peu mélancolique le calembour, au début des Fleurs bleues. Ils viennent, en cascade, souligner le caractère infiniment répétitif et éculé de l’histoire :
Sur l’horizon se dessinaient les silhouettes molles de Romains fatigués, de Sarrasins de Corinthe, de Francs anciens, d’Alains seuls. Quelques Normands buvaient du calva.
Le duc d’Auge soupira mais n’en continua pas moins d’examiner attentivement ces phénomènes usés.
Les Huns préparaient des stèques tartares, le Gaulois fumait une gitane, les Romains dessinaient des grecques, les Sarrasins fauchaient de l’avoine, le Francs cherchaient des sols et les Alains regardaient cinq Ossètes. Les Normands buvaient du calva.
— Tant d’histoire, dit le duc d’Auge au duc d’Auge, tant d’histoire pour quelques calembours, pour quelques anachronismes. Je trouve cela misérable.
Plus récemment, le Poulpe, héros récurrent imaginé par Jean-Bernard Pouy a donné lieu à une série de calembours. C’était en effet une des contraintes imposées aux différents auteurs de ces « SAS anar », qui se réclamaient de la littérature de gare. Il y a eu entre autre La Petite Écuyère a cafté, Nazis dans le métro, Arrêtez le carrelage, Touche pas à mes deux seins.
FREUD, LACAN ET LE CALEMBOUR
En sus d’une généalogie philosophique et littéraire, le calembour a une histoire psychanalytique. On imagine mal Sigmund Freud auteur d’un recueil de blagues juives et de plaisanteries diverses. C’est pourtant une des manières de lire Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905). L’édition présentée dans la collection folio essais contient d’ailleurs un index des mots d’esprit, parmi lesquels figure celui-ci :
Un des premiers actes de Napoléon III après son accession au pouvoir fut, on le sait, de confisquer les biens de la Maison d’Orléans. On fit à cette époque l’excellent jeu de mots suivant :
« C’est le premier vol de l’aigle. »
Ce livre à la fois drôle et sérieux établit un rapport entre la plaisanterie verbale, le rêve ou le lapsus. Procédant des mêmes mécanismes, condensation, déplacement, ils expriment tous trois des angoisses ou des désirs souterrains et censurés, inconscients ou préconscients. Freud voit en particulier dans le mot d’esprit une manière de retrouver le plaisir enfantin d’expérimenter, de jouer avec le langage, activité que la société censure par la suite. Par le rire, on exprime sa joie de se libérer du refoulement et on désarme l’autre qui aurait pu critiquer cet éclat.
Par ailleurs, d’après L’interprétation des rêves (1900), le rêve lui-même « est un rébus », l’inconscient s’exprime parfois par calembour, pour déjouer les censures.
Le calembour littéraire évidemment n’est pas toujours conscient et son déchiffrement pose problème. Ainsi, le narrateur du Lys dans la vallée de Balzac, déjà évoqué plus haut, raconte qu’enfant il avait souffert d’être privé des charcuteries que mangeaient ses petits condisciples, en particulier des rillons, spécialité régionale, puis il tombe amoureux, est-ce un hasard ? de la belle Henriette (en rillettes ?) et, dès la première rencontre, se jette sur elle pour dévorer ses épaules de baisers…
Les travaux de Freud sur la question en ont inspiré d’autres ; on doit aussi au psychanalyste Jacques Lacan un certain nombre de calembours qui, s’ils s’appuient sur une réflexion approfondie et tentent peut-être de mimer le fonctionnement de l’inconscient, peuvent laisser perplexes les profanes. En tout cas, ils prouvent l’humour de leur inventeur : la père-version, mouvement impossible vers la place du père, celle qui garantit la toute puissance sur les autres, le sinthomme (symptôme, sin le péché en anglais, home comme dans Home rule, premier statut d’indépendance de l’Irlande et enfin saint Thomas, celui qui doit toucher pour croire) inventé pour évoquer le cas de Joyce (Séminaires 1975-1976), le discours uni-vers-cythère d’éducation sexuelle (Encore), les non-dupes errent…
Et si par hasard, ces calembours-ci vous ont mis dans un état d’agitation désagréable, peut-être qu’un cachet de Gardenal… Il paraît que ce médicament mis sur le marché par le laboratoire Specia doit son nom à la remarque d’un des professionnels chargés de le baptiser : « En tous cas, il faut garder nal. », suffixe déjà présent dans le nom d’un médicament plus ancien.
L’inventaire en effet n’aurait pas été complet sans une mention de la publicité, grande consommatrice d’astuces faciles et entêtantes…
Article originellement paru dans Thésaumag.