J’ai vu, près de Melleray dans la Sarthe, un spectacle de Claude Esnault, mais spectacle n’est pas le bon mot, et son travail échappe à toute catégorisation facile. Faut-il dire une performance plastique et textuelle, un rituel théâtral, et sûrement pas une « pièce » de théâtre, car on n’est plus aux pièces ? Après tout, Claude Esnault travaille le silence, la matière, la langue, le drame, le montage et le démontage, et on ne s’étonnera pas des difficultés à trouver le mot juste quand il s’agit de frôler l’indicible.
Toujours est-il que pendant le grand pan silence de cette création, une idée, quelques mots, presque des phrases se sont gravés dans ma tête. Les dois-je à Claude Esnault ? Là encore, il n’y a pas de réponse simple. Disons qu’il s’agit de l’écho de son travail dans la caisse de résonance, la caisse à raisonnement de mes propres préoccupations.
Face au texte à nouveau, seul face au texte comme il convient, face à une altérité, à une matérialité ardue à se représenter, mais aussi face à un trésor épars et chaotique, un grenier plein de souvenirs, je vois soudain que le livre est un théâtre. Cela a la netteté d’une intuition longtemps restée obscure.
Chaque page qui se tourne est un rideau qui s’ouvre sur un nouveau décor, une nouvelle action. Entre les coulisses blanches, sur l’avant-scène, l’action est là, sonore est graphique. Les mots entrent en scène, dialoguent, jouent leur rôle et puis s’en vont. Ils ont un corps, une présence, une voix silencieuse, une âme.
Créée par un metteur en scène solitaire au bénéfice d’un unique spectateur, chaque page est un tableau nouveau, un nouveau décor, une nouvelle scène. Comme au théâtre, l’apparition, le dévoilement, les sorties de scène ont une importance cruciale. Certains sont de vieux acteurs dont le jeu nous est familier, d’autres étourdissent par leur nouveauté, leurs duos audacieux. L’action se déploie toujours du côté jardin au côté cour.
Costumés d’adjectifs ou d’adverbes, les mots arpentent la scène chaussés d’articles définis qui marquent leur présence devant le spectateur. Si les « ici », les « maintenant », les « je », les « tu » les rapprochent soudain ; le passé simple, le passé antérieur les éloignent, et parfois le drame semble se jouer dans un au-delà inaccessible. On voudrait intervenir, porter secours au personnage, mais quelque chose nous dit que la tragédie qui se joue devant nous a déjà eu lieu et s’est déjà dénouée par un malheur.
Le livre est un théâtre solitaire, c’est évident, c’est fatal, et soudain on ne comprend plus comment les mots changent de place sur la page au gré des éditions. Et je le comprends maintenant, les pop-ups qui me fascinaient sont redondants.
Sur ce théâtre du texte, les mots portent-ils quelquefois un masque ? Que font-ils quand ils attendent en coulisse avant de bondir lestement en scène ?
Illustration Moby Dick de Melville par Joëlle Jolivet et Gérard Lo Monaco aux éditions Gallimard.