De nuit en nuit, alors que que ses activités diurnes l’associaient plutôt à la gravité, il rêvait non pas exactement qu’il volait sans appareil et sans ailes, mais plutôt qu’il tombait, qu’il tombait de mieux en mieux, c’est-à-dire de plus en plus lentement, ayant développé un don peu répandu et généralement délaissé.
Ces rêves de vol, ou plutôt de chute ralentie, semblaient faire partie d’un ensemble, chacun d’entre eux contenait le souvenir des précédents. Et chaque nuit en effet, le rêveur s’entraînait, progressait, le suspens se prolongeait, se fluidifiait…
C’était à la fois un travail physique d’allègement et de cambrure, une respiration particulière et un effort de l’esprit, une concentration presque évasive pour échapper aux lois de la pesanteur. Et lui qui avait toujours été incapable de danser s’offrait l’harmonie de lents, très lents pas glissés.
Plus de crainte des gouffres, et une passion pour les grandes pentes qui permettait de glisser plus longuement encore.
Parfois faute d’espace, il pratiquait la suspension de la chute dans une pièce, dans une salle de classe, ou mieux dans un amphithéâtre.
S’il y avait du public, il le faisait toujours discrètement, dans son dos, et on apercevait tout au plus la glissade de son ombre, ou ses pieds légèrement décollés du sol.
Il ne défiait pas les lois de la gravitation à force de carburant ou de muscle, mais les prenait subtilement de biais, par surprise et à lui la cime des arbres, le plaisir du plongeon indéfiniment prolongé, ou la joie presque indicible de se sentir un talent unique et rare, sans en tirer ni profit ni célébrité.
Il jouissait du plaisir délicatement ironique d’être solitaire, volatil et aérien.
Quand ces rêves le quittèrent, il en eut longtemps la nostalgie ; il se consola en imaginant des fictions complexes et anachroniques dont les protagonistes étaient de fragiles machines volantes artisanales ou des anges aux apparitions éphémères, dont on ne percevait en général qu’un battement d’ailes