À quel type de réflexion doit nous conduire le livre (on ne sait par quelle épithète le qualifier : candidement étrange, ou merveilleusement retors ?) de Lucia Lazzerini que publient les Cahiers de Carrefour Ventadour ? Le titre, séduisant au possible, La Fée et la diablesse, se double d’un sous-titre auquel il faut bien prêter attention si l’on ne veut pas, tombant dans le travers d’une lecture non pas tant naïve qu’importunément complaisante aux clichés d’un féminisme à double tranchant, passer à côté de l’essentiel, qui est sans doute d’interroger en profondeur nos conceptions en matière de parité ou d’égalité, en nous obligeant à doubler (à notre tour) une approche qui se voudrait platement sociologique d’une approche plus détournée empruntant les voies transversales d’une poétique ouverte aux enjeux politiques et idéologiques : Histoire d’une hantise poétique et mondaine de Flamenca à Calendau et Pinocchio jusqu’à La Recherche du temps perdu. Ouf, respirera peut-être l’éventuel lecteur que nous invitons assurément à prendre son souffle avant de se lancer dans une pareille navigation à travers les siècles, les thèmes, les genres et les milieux qui, se croisant allègrement dans cet essai aux allures mêlées de pamphlet et de roman historique, composent un surprenant, déroutant et parfois inquiétant kaléidoscope.
Inutile de tenter de résumer l’ouvrage. Ce qu’il raconte (car il raconte, avant tout une extraordinaire histoire, grossie, comme un fleuve aux innombrables affluents, de tous les mythes, contes et récits les plus frappants de la tradition européenne issue de la mystique des troubadours) se laisse trop aisément découvrir au fil d’une lecture que le style à la fois rigoureux et espièglement insolent de l’auteure (à la fois savante érudite et causeuse infatigable) rend agréable et captivante, pour que nous prenions le risque d’en dégoûter le lecteur en lui en donnant un avant-goût par le plus plat des aperçus. Disons simplement qu’on ne saurait imaginer rien de plus romanesque que l’aventure (au sens médiéval) dans laquelle on est ici entraîné. Mais comme toute aventure authentique, elle comporte ses périls, et celui d’abord de perdre son âme. Peut-être n’avait-on pas, depuis la fameuse incursion de Denis de Rougemont dans le domaine réservé des médiévistes, connu pareille chevauchée, en sens exactement inverse de celle que, selon Saint-John Perse, avait accomplie « le plus grand maraudeur qu’on ait vu s’aventurer en terre chrétienne » : Friedrich Nietzsche.
Car c’est bien, pour répondre, enfin, à notre question, à un renversement des valeurs qu’il s’agit ici de procéder, et le type de réflexion auquel nous sommes plutôt sommés que conviés par Lucia Lazzerini est trop grave pour qu’on s’y engage à la légère. Le mérite sans doute le plus important de ce livre est de nous interdire, précisément, de prendre à la légère les enseignements profonds que recèlent même les œuvres apparemment les plus innocentes, comme Pinocchio. Qui soupçonnerait la joyeuse bambinata de Collodi (dont on sait quel prodigieux succès a fait d’elle, dans le répertoire de la littérature enfantine, l’équivalent laïcisé de ce que fut, dans l’imaginaire européen, le roman de Cervantès, Don Quichotte de la Manche) de receler tous les ingrédients d’un catéchisme anticlérical et positiviste ? Si le très populaire pantin fabriqué par le bon et naïf Geppetto à partir d’une misérable bûche n’a rien qui fasse penser au petit Jésus (fils du charpentier Joseph, Giuseppe en italien), il n’en assume pas moins, comme lui, une mission où la grossière matière ligneuse se trouve confrontée aux quatre éléments de la création pour atteindre, au-delà d’une mort symbolique, à une métamorphose qui fait d’elle la matière d’un humain enfin accompli, réceptacle d’une raison susceptible de marcher sur les voies du progrès social.
Mais l’important, dans ce parcours initiatique destiné à nourrir dans l’esprit des enfants de la République italienne naissante le désir d’échapper aux duperies d’une existence dominée par les forces déguisées de l’obscurantisme clérical, c’est le rôle de cette « petite fille aux cheveux bleus » qui, venue « du monde des morts », joue auprès de lui le rôle tout ensemble de sœur, de mère, d’amante et d’inspiratrice, tout comme la Dame des Chevaliers, mobilisant pour l’assister et l’encourager dans son parcours les énergies du monde animal au fur et à mesure que ses épreuves le conduisent progressivement à se purifier de tout bas instinct. Figure énigmatique, cette Fée nous renvoie, au-delà des fées habituelles du folklore européen, au modèle ambigu de la femme fatale, qui inspira Gérard de Nerval, unissant en son chant « les soupirs de la sainte et les cris de la fée », toujours présente là où l’homme oscille entre deux mondes qui se combattent pour posséder son âme.
Très intelligemment, Lucia Lazzerini mobilise la connaissance alerte et profonde qu’elle a des textes et des contextes pour faire émerger une incertitude radicale qui traverse de part en part l’horizon de notre culture et sert d’arrière-plan au mythe qui est proprement le nôtre, celui d’un « nouvel homme », curieusement préparé par des siècles de rêveries plus ou moins occultes. Et cela, – comme il apparaît à bien des détours de l’incroyable roman-feuilleton[1]des aventures de « la scandaleuse Marie-Laetitia Bonaparte-Wyse, alias Mme Ratazzi », qui s’incruste (exactement comme l’histoire de la Pommeraye au beau milieu de l’histoire sans fin des amours de Jacques dans le roman de Diderot) entre deux parties consacrées à multiplier les ponts entre le monde des troubadours et celui des Félibriges et nous permet d’entrer, non sans effroi, dans le dédale des imbroglios politico-idéologiques traversés et fécondés par les rêves maçonniques les plus intrigants du social-capitalisme triomphant, – non sans humour, heureusement.
Égletons, le dimanche 9 juin 2019
[1] . A rapprocher du beau roman de Jean-Baptiste Evette, paru en 2014 chez Plon, Tuer Napoléon III.