À la place Maubert

Un enfant de dix ans
en mille neuf cent soixante-quatorze
rêve en marchant
marche en rêvant des récits
lit en marchant
sous son gros cartable
et traverse la place Maubert
pour aller au collège
tout là-haut
en haut de la Montagne-Sainte-Geneviève
Il rêve tellement qu’il faut
le lester pour empêcher
qu’il ne s’envole
ou se dissipe en fumée

Contribue à l’ancrer
L’Anglais par l’illustration
sixième, paru chez Nathan où deux enfants
John and Betty Wilson semblent
tout droit sortis de La Cantatrice chauve
d’autant plus que le manuel est complété par des disques souples
à jouer sur un tourne-disque
où tout le monde parle
de manière exagérément articulée

L’enfant revient sur la place le samedi
pour le marché
le fameux marché de la place Maubert
et l’arpente de long en large
s’ébaudit des gibiers à poil et à plume
écartelés aux devantures des bouchers
et surtout cherche
avec une obstination d’avare
les patates
les carottes
les clémentines
les moins chères
ce qui lui donnera plus tard
le goût de la générosité irréfléchie

La place Maubert n’était déjà plus
qu’un lambeau de place
éventré par le tracé
du boulevard Saint-Germain
en dix-huit cent soixante-et-un

Il déverse un de ces torrents d’acier
et de chrome qu’un collégien
ne traverse qu’au feu rouge
il en arrivera à voir
l’automobile
comme un
un ennemi personnel
Don Quichotte minuscule
contre les moulins à essence

Et puis à nouveau percée
et éventrée
en dix-huit cent quatre-vingt sept
pour prolonger la rue Monge
jusqu’à la Seine
rue Lagrange

Aristide Bruant le déplore :
Je m’demande à quoi qu’on songe
En prolongeant la ru’ Monge
À quoi qu’ça nous sert
Des esquar’s, des estatues
Quand on démolit nos rues
À la plac’ Maubert
L’été nous étions à l’ombre
C’était coquet, c’était sombre
Quand l’soleil, l’hiver
inondait la capitale
L’jour était encr’ pus sale

Comme un enfant traversé par une faille
une béance, une circulation d’émotions
dont il ne peut s’isoler
sa cabane éventrée, sa cachette débusquée
son refuge ruiné
comme Kits Hilaire dans Berlin dernière
soudain privée du mur auquel elle était adossée

Une épicerie vietnamienne
Thanh Binh
aux produits mystérieux
une boucherie musulmane
un café kabyle
un restaurant aux rideaux tirés
« Dodin Bouffant »
d’après le nom d’un personnage de roman
Feue la flèche de Notre-Dame
apparaissait au bout de la rue
Frédéric-Sauton

Demeurait le socle vide
d’une statue disparue
Étienne Dolet
poète et imprimeur
huguenot martyrisé
sur la place
brûlé avec ses livres
bronze réquisitionné
et fondu en 1942
par Vichy et les nazis

La station de métro s’appelle
Maubert-Mutualité
nous en reparlerons… ou pas
une vaste grille d’aération souffle
sa mauvaise haleine près du feu rouge
Un jour un gamin y pêchait à la ligne
avec un aimant
pièces de monnaies ou clés tombées

La vague chaleur qui s’en dégage
un banc qu’on supprimera
et remettra et supprimera
un platane souffreteux
attirent des clochards
qui je suppose
effraient un peu l’enfant
non qu’ils soient menaçants
mais parce qu’ils semblent incarner
un gouffre dans lequel il pourrait tomber
s’il ne joue pas assez bien
le jeu étrange du monde adulte

L’enfant l’ignore, à la Maube
ils sont chez eux plus que lui
témoignant d’un passé populaire
de marchands de mégots
fripes & chiffons
vieilles godasses
accommodeurs de restes
peintres d’enseigne
hôtels louches
bandits, séditieux et émeutiers
maléfices à la Jacques Yonnet

Insolentes barricades de la Ligue
attaque du corps de garde municipal
en dix-huit cent trente-deux
démolition en dix-huit cent quarante-huit
Bagarre avec la police
de juillet mille neuf cent quarante-quatre
Dépôt d’armes clandestin
du réseau de Résistance
Libération Nord
dans l’hôtel de Mme Pataillot

L’enfant rêve en marchant
Pourquoi Maubert ?
Quelque chose de mal ?
Comme dans maudire
ou maugréer ?

Ou parce qu’Albert
le grand Albert lui-même
à qui l’on attribua
des manuels de magie
et une tête automatique
qui parlait toute seule
prêchait et discourait
en latin sur la place ?

D’ailleurs la rue Maître-Albert
débouche, plaisamment
étroite tout près de là
obscure et romanesque
jadis elle s’appelait rue Perdue

En tout cas
dans l’église voisine
Saint-Nicolas du Chardonnet
pas encore envahie
Mme Lebrun ressuscitait
toujours, soulevant
vaguement effrayée
le couvercle de son tombeau

Un enfant de dix ans
moments de liberté
étroitement mesurés
entre la porte de l’appartement
et celle du collège
plus occupé à rêver
à la rue Perdue
qu’à vivre

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