Épitaphe pour cent mille pins des Landes

Photo archives Philippe Salvat

Normalement, avec les arbres
les événements sont rares
Avec eux, peu d’actualité
on peut prendre son temps
mais la normalité n’est plus
ce qu’elle était

Normalement, ce n’était pas mon préféré
surtout quand la pinède
était plantée en rangées
prêtes à moissonner
à l’abatteuse mécanique
Sous-bois sombre et silencieux
sec, déjà endeuillé
ombrage qui manquait de fraîcheur
mais la normalité n’est plus
ce qu’elle était

pinus pinaster
répertorié dans le catalogue
du merveilleux jardin de Kew
par l’Écossais sourcilleux
William Aiton en mil sept cent quatre-vingt-neuf
alors qu’il est plutôt méditerranéen
Cortège funéraire :
pin pinastre
pin des Landes
pin maritime
pin de Corte, aussi
en Corse

Hélas, les héros de l’Iliade, morts
étaient couchés et réduits en cendre
sur un brasier de pin maritime
Cortège cinéraire !
Les larmes de résine
sont hautement inflammables

Écorce écailleuse
profondément sillonnée
et rugueuse
brun rouge
Pollen jaune
Parfum qui libère les poumons
humains
Aiguilles vives pour trois ans
Tempérament de feu

Dans la Rome antique
les flambeaux de pin
éclairaient la jeune mariée
Rameaux et pommes de pin
évoquaient le culte de Cybèle
mystérieuse et souterraine
déesse mère
de sang de taureau abreuvée

Mais par milliers, par dizaines de milliers
par centaines de milliers, par millions
les pins pinastres
désormais désastre
ont été incinérés par l’été deux mille vingt-deux
autour de la Teste-de-Buch et de Landiras
écorce, rameaux, bourgeons et pigne, tout entier
Mille à mille cinq cents plans par hectare
c’est vous dire
sangliers en feu qui courent
chevreuils ébouillantés
La même année
les monts d’Arée
aussi ont brûlé

Avec eux est partie en fumée
toute une histoire
qui commence, paradoxe
avec des Landes de Gascogne
trop humides
pour être cultivées
les dunes empêchant
l’eau de se déverser dans la mer

Ces landes servaient de pâtures à moutons
et, guettant leur troupeau, passaient
les bergers sur leurs échasses
parents humains
des pins

Le Second Empire
exproprie les communaux
les assèche
et généralise l’industrie
du gemmage
exploitation de la résine
de la térébenthine
de la colophane
pour le meilleur et pour le pire

C’est tout un métier
qui bouleversera le paysage
et les activités
Le pin doit être écorcé
écrit déjà Pline, plus qu’incisé

On a voulu amarrer les dunes aussi
dont le sable ensevelissait
parfois village ou cultures

L’ami Gautier même
lui consacre un poème :

    Car, pour lui dérober ses larmes de résine,
    L’homme, avare bourreau de la Création,
    Qui ne vit qu’aux dépens de ceux qu’il assassine,
    Dans son tronc douloureux ouvre un large sillon !

Adieu, amis poisseux, parfumés
que les anciens faisaient cuire
pour obtenir un goudron odorant
dont calfater les nefs
embaumer les morts
sceller les jarres

Les fûts servaient même à construire
ces navires romains
inspirés par ceux des Dalmates
liburnes fines et rapides
et le pin chevauchait les mers inconnues

La colophane, enfin
du nom d’une ville d’Asie Mineure
assurait ces minuscules aspérités
sans lesquelles la ballerine
pourrait glisser
et l’archet ne saurait
faire chanter les violons

Requiem
et silence
des bouches de sève

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