Double rue Lagrange

« Or, l’ombre est en règle générale seulement
quelque chose d’inférieur, de primitif,
d’inadapté et de malencontreux,
mais non d’absolument mauvais. »

C. G. Jung

Faut-il que mon âme erre loin de moi ?
Quoi me reconduit
nuit après nuit
dans les rues
que j’ai hantées
jadis ?

La recherche du carrefour, du pont, de la rue
où soudain mon chemin aurait divergé ?

L’ayant franchi, j’aurais par erreur
sûrement, ou par obstination
dévié, divorcé
pris la mauvaise rue
celle des ombres

Je sors de mon île
par le pont au Double
Naturellement, un être malin
un doppelgänger malfaisant
me remplace
met ses pieds dans mes souliers
grimace à travers mon sourire

Ou un dibbouk s’accroche à moi
s’installe sur mon épaule droite
et me sussurre ses insanités

Deux deniers de péage
pour le traverser naguère
Et dans le tarot
le deux de deniers
est l’arcane
des choix incompatibles

Mais allons de l’avant
personne n’a rien choisi
Tout était déjà écrit

Allons de l’avant
sans laisser l’angoisse
sur nos talons
rattraper
l’un ou l’autre

Square René-Viviani à tribord
ou plutôt square Saint-Julien-le-Pauvre
clochards ou touristes exténués
près d’une église antique
ici là fragments gothiques

Et soutenu par
une armature de béton
un robinier
faux acacia
le plus vieil arbre de Paris
paraît-il
Son jumeau à lui
est au jardin
des Plantes

Toujours est-il que
la rue Lagrange
ni grange aux belles
ni grange batelière
ni grenier sur l’eau
mais du nom
d’un mathématicien
et astronome
né Lagrangia
à Turin
se détourne
— sinon elle deviendrait
la rue du Fouarre
ou des foins
puis la rue Dante
à cause de quelque
association
avec l’université
médiévale
— et ne serait plus
la rue Lagrange

Les lignes de force
invisibles
ne seraient plus
les mêmes

Au coin, un immeuble
triangulaire
en briques
comme un paquebot
fend le flot immobile
de la ville d’Haussmann

Longtemps une papeterie
ses cahiers
carnets, crayons
plus tentants
que les douceurs
de la boulangerie voisine

Au recto, rue Lagrange
au verso, rue Galande
fantôme médiéval
et tangentiel
comme la rue des Trois-Portes
en coulisse
parallèlement
Mais deux portes
m’auraient suffi

Ou à angle droit
l’étroite rue des Anglais
de l’étrange club Z
au cabaret du père
Lunette

Sur le trottoir
de mon enfance
une « superette »
quel étonnant concept
(géant, mais nain !)
Viniprix
La confiture d’abricot
en boîte
importée du Maroc
était la moins chère
et sa saveur
solaire

Puis un pressing
à l’odeur toxique
au milieu des vapeurs
le propriétaire ressemblait
à John Cassavetes
ou à un aristocratique
vampire des Carpates

Dans la quincaillerie
les Mille Couleurs
on m’a soupçonné de vol
parce que j’étais enfant
Avais-je regardé
trop intensément
leurs quelques jouets ?

Dans mon livre des fées
on appelait changelin
l’enfant hideux et faux
qui avait remplacé
l’original dans
son berceau

Et au bout, odorant
et mystérieux encore,
l’étal de la première
épicerie vietnamienne
que j’ai vue
Thanh Binh
Soja, faut-il que je mente ?

Puis
aboutissant place Maubert
au café Guignard
ou rue des Maléfices
la substitution
est réalisée

Et je repars dans la vie
définitivement inadapté
devenu un autre
hanté par le fantôme
de qui il était

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