Autre façon
de retrouver un Paris
disparu ?
De bar en bar, peut-être
Davantage de café
que d’alcools
quelques petits calvas
mais plus de tachycardie
que d’ivresse
Dénichera-t-on
une autre vérité
en zigzagant ?
Ni café de Flore ni Procope
mais d’obscurs estaminets
Plus ils étaient sombres
inconfortables
étroits et enfumés
mieux c’était
On était
encore au temps du tabac
et escales
et feuillets sentaient
la fumée et
le cendrier
Des errances, de l’écriture
surtout des notes
dans des carnets
Des rendez-vous
Place Sainte-Catherine
Madame Renée, je crois
prononcez « Mâme Renée »
accueillait de grand cœur
Canaques de Paris
et joueurs d’échecs
Christophe m’y emmenait
parfois quand je traversais
la Seine vers le Marais
pour le retrouver
Par là existait encore
un bougnat
vin et charbon
où un tuyau de poêle
traversait la salle
mais je n’ai su retrouver
l’adresse au bottin
de ma mémoire
Rue Tournefort
subsistait encore
le café Réseau Sussex
où trônait Madame Andrée
Résistante
qui cacha radios et armes
et hébergea quarante-deux
parachutistes tombés d’Angleterre
Elle nous a raconté
à Dominique et à moi
son engagement
Hélène était institutrice
à Choisy-Le-Roi
Rue de Sévigné
avec Édouard
chez Monsieur Paul
frêle et digne barman
nous lisions
Igitur ou la Folie d’Elbehnon
de Mallarmé
De fil en aiguille
le livre de la Genèse
Au commencement
Dieu créa…
Bereshit bara’ Elohim
Verbe au singulier
nom au pluriel ?
En tête de… les Dieux créa
Devant notre perplexité
Monsieur Paul expliqua
c’était très clair
Peut-être comme Rachi
ou le Zohar qu’il fallait
sous entendre le tétragramme
Au commencement YHVH
créa les Elohim
Ou alors comme d’autres
que le pluriel est là
pour signifier l’omnipotence
la pluralité des attributs
ou des émanations
et le caractère indicible du nom
J’ai malheureusement oublié
Igitur enseigne toujours la poésie
avec gravité et légèreté
Il quitte la chambre
et se perd dans les escaliers
(au lieu de descendre à cheval sur la rampe)
Je dormais à l’époque
dans une chambre de bonne
mansardée, au sixième
Café-hôtel rue Maître-Albert
déjà une relique
d’un îlot algérien
disparu au bord de la place Maubert
l’accueil était toujours
chaleureux et tolérant
Les vieux jouaient aux dominos
et abattaient la pièce maîtresse
avec un claquement de coup de fusil
Plus haut le vieux bar de l’X
aux banquettes bordeaux râpées
orphelin de ses polytechniciens
accueillait les lycéens et leurs rêves
vin chaud aigrelet et tabagie
Peut-être des baisers échangés
Je lisais Poe et Auden
nous conversions
Les garçons parlaient
davantage que les filles
Jeanne étudiait la philosophie
Fanny aussi
Mathilde les Sciences naturelles
Quelquefois
l’étroit café
décollait du sol
et fusait vers le ciel
des idées ou de la poésie
oublieux des servitudes
de la gravité ou de l’horaire
Des bribes de savoir
s’aggloméraient
sans guère de méthode
pour construire des
architectures improbables
Rue de la Verrerie
près de Saint-Merry
décor à la Fréhel
ça s’appelait le Vieux Paris
À côté une galerie hippie
où Christophe a exposé
plusieurs fois ses sculptures
Le Petit Voyage
J’y avais glissé une création
que les visiteurs ont pris
pour un cendrier
et qui a fini pleine de mégots
Au début de la rue Galande
La Friterie, salle au premier
côtes de porc en friture
et piquette
Nous étions jeunes à tirer gloire
de boire sans sourciller
du mauvais vin
Le serveur se réinsérait
après avoir clochardé
dans le quartier
Là comme à l’Escholier
place de la Sorbonne
où « patron Raymond »
était si désagréable
qu’il en devenait proverbial
s’inventaient des bribes d’écriture
des débuts d’organisation
des fragments de publication
Dominique
en écrivit la comédie
Agnès étudiait encore la littérature
On lisait Villon forcément
Apollinaire et La Fontaine
j’espérais qu’à force
de les fréquenter
nous pourrions
nous passer
des cours assommants
de la Sorbonne voisine
Nous avions cru
avoir tout le temps du monde
Le sida ou le désespoir
en tuèrent quelques uns
quelques unes
Puis métiers, amours
nous ont dispersés
comme le vent
les feuilles d’automne
Nous vivions dans une ville
souterraine et méconnue
vétuste et désorganisée
dans des ilots qui
échappaient au temps
De toute manière
la loi du marché
allait bientôt les rattraper
assainir, ripoliner
et remplacer tous ces bouis-bouis