Un : prolégomènes forestiers
Au bouleau de nouveau
il y a, je ne dirais plus
du pain sur la planche
(quoique Barthélémy l’Anglais
décrive des hommes sauvages
qui mangent du pain de bouleau
Liber de proprietatibus rerum)
mais tant à raconter
que je crains de perdre le lecteur
dans une forêt russe
une bibliothèque feuillue
plantée de colonnes pâles
comme des fantômes
mais signées de noir
Effeuillons donc un feuilleton
même si, de vrai
je ne sais pas bien
dans quelle taïga nous allons
Deux : préambule couché
En montagne
ou très au nord
au ras du sol
pays des neiges
et nuits sans fin
rampe le bouleau nain
betula nana
près du lichen
écume des rêves
pâture des rennes
guère plus qu’une broussaille
aux feuilles rondes et dentelées
Celui-là n’est pas le bois dont
les Samis font
des tambours prophétiques
Trois : géographies
Pour Pline l’Ancien
Historia naturalis
c’est un arbre gaulois.
Plus haut, gracile et pâle
en forêt de Saoû
betula pendula
aux feuilles triangulaires
s’élance imprudemment
comptant pour rien
le danger de tomber
ou de démâter
dans le vent
Et le jardin des pavillons
où un bouleau pleureur
avoue la mélancolie
des propriétaires
Près d’ici
à la tourbière des Froux
clairière de la forêt de Valdieu
au bout du chemin
ferme des Bouleaux
sur un quai de gare
abandonné
à La Ferté-Bernard
betula pubescens
déploie ses feuilles
losangées
Le bouleau a-t-il le don
d’ubiquité ?
En tout cas
Mémoires d’Outre-Tombe
le célèbre merle
dont le chant
traverse le temps
pour Chateaubriand
siffle sur un bouleau
du château de Montboissier
Quatre : prédilections
Quelque chose me dit
qu’il préfère la lumière
l’acidité, la lisière
et n’aime guère
l’argile et le calcaire
« joignant les eaux
et peu éloigné d’icelles »
écrit Olivier de Serres
Théâtre d’agriculture
et Mesnage de champs
Ô essence pionnière
qui prépare le terrain
Cinq : frondaisons
Petites feuilles frémissantes
précisément dentelées
échelonnées en hauteur
et écartées les unes des autres
laissent passer une averse
de lumière mouvante
sur celles d’au-dessous
qui s’en retrouvent nimbées
et son ombre mouchetée
Puis l’alchimie de l’automne
les change en or
avant de dénuder
des ramilles irrégulières
Six : noir et blanc
L’écorce subsiste
alors que l’arbre
est tombé au sol
depuis longtemps
son bois devenu
poudre féconde
Imputrescible
blanche rayée de noir
d’un côté, acajou de l’autre
vrai cuir végétal
Sept : bitume
Dès la préhistoire
en cuisant à l’étouffée
du bouleau, on en tire
un mastic parfumé
et très collant
nommé « brai »
Les pointes de silex
en sont solidement attachées
au fût des flèches
les tessons de poterie
fermement recollés
On a même retrouvé
du brai de bouleau
marqué d’empreintes de dents
féminines vieilles
de cinq mille sept cents ans
Gomme à mâcher néolithique ?
Huit : Monsieur B.
Blême, tremblant, fragile, pas si haut
et d’une longévité de cents ans
guère plus, comme nous
je ne m’étonne pas
qu’écorces et brindilles
aient servi à fabriquer
des poupées
ni qu’on raconte
dans le Saguenay
l’histoire de l’enfant de bouleau
que ses parents
tentèrent en vain d’assassiner
ou qu’un boîte de son bois
ait permis à l’enfant héros
des Amérindiens Innus
Tshakapesh de croître encore
alors que sa mère enceinte
avait été tuée
par un esprit à figure d’ours
Neuf : un murmure
Un nom liquide et transparent
comme la sève de bouleau
récoltée au printemps ?
Boul en vieux français
« boulard », « Boulay »
en nom de famille
comme qui dirait « boulaie »
ou « bouleraie »
Birch en anglais
qui était aussi le nom
d’une rune germanique
un « B » très anguleux ᛒ
Coleridge l’appelle
« la dame de la forêt »
Birke en allemand
au fond des bois
malheur, comme Birkenau
« prairie de bouleaux »
et les arbres témoins
forcés et muets
de l’inhumanité
Je ne savais pas
que l’enquête nous
mènerait là
mais impossible
de détourner le regard
Et le poème se disloque
sur l’écueil
et peine à tenir le cap
Il n’en reste pas grand-chose
la souche qui noircit
la ramure qui tremble
le vent qui chuchote
Peut-être une graine
qui vole portée
par de toutes petites ailes
Avec l’écorce on a tressé
des sandales
pour avancer encore
sans se blesser les pieds
Dix : au moins un canot
Ailleurs, quelque part
dans ce silence
les Amérindiens Obijwés
plient encore l’écorce
pour imprimer avec les dents
des motifs décoratifs ou rituels
Mâchons l’écorce
comme on mâche le malheur
Mieux, ils ont fabriqué
avec des pans d’écorce
Betula papyracea
attachés aux racines d’épinette
et calfatés au baumier
de fins et lestes canoës
au sillage étroit et léger
qui dans mon imagination
permettent de traverser
des abîmes de tristesse
des souvenirs de génocide
sans faire naufrage
« Ils sont fort sujets à tourner
si on ne les sait bien gouverner »
écrit Des sauvages ou Voyage
de Samuel de Champlain
en mil six cent trois
Leurs demeures
également sous un toit d’écorce
Et la librairie de Louise Erdrich
porte à Minneapolis
l’enseigne de l’écorce de bouleau
Onze : traces
Sa sœur Lise
fait revivre les peintures
sur écorce des Obijwés
Comme des pas qui s’éloignent
sur la neige
les hommes de l’Himalaya
ont noté sur du bouleau
betula utilis
des mantras, des sutras
Ceux de Novgorod
des correspondances
des aides-mémoires
que l’on a retrouvées
bien plus tard, enfouies
En sus, le bouleau offre une surface
à nos traces