Un futur d’utopie musicale, écrit pour le spectacle À demain, de la compagnie des Grandes Personnes

Le cercle de John Coltrane (Open Culture)
Demain, les très anciennes recherches sur la musique des sphères, sur l’harmonie céleste, ont enfin abouti. Pendant des siècles on s’était demandé ce qui unissait les sept notes de la gamme et les sept planètes. Par quelle harmonie musicale secrète les astres tournaient-ils dans le ciel sans tomber, sans se cogner ? Quand on a enfin entendu les airs venus des étoiles, l’harmonie de l’univers s’est révélée. Sa tessiture est devenue palpable et audible, et nos guerres, nos disputes, nos vieilles querelles sont tombées dans l’oubli. D’autres voyages sont devenus possibles. L’harmonie céleste ! La musique des sphères !
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Cornouillers : Jumeaux de bois et de sang

Buisson ou arbuste
de peu de mine
jadis renommé
depuis oublié

D’ailleurs affublé d’un suffixe
qui dénonce des actions ratées
ou inutiles

Se déploie, le cornouiller
en deux variétés
complémentaires et opposées
comme le fer et le sang
dans un conte
pas pour enfants

L’un, cornouiller sanguin
cornus sanguinea
fleurit blanc
et possède des fruits noirs
immangeables

L’autre, cornouiller mâle
cornus mas
porte fleurs jaunes
puis fruits rouges
cerises oblongues
comestibles
une fois blettes

Ils sont tous deux
dotés de feuilles étranges
dont les nervures
au lieu de diverger
se rabattent vers une pointe
légèrement asymétrique

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Au merisier, salut

Une prochaine fois on rimera
Prunus cerasus, le griottier
ou cerisier aigre
l’arbrisseau drageonnant

Aujourd’hui, au merisier, salut
Prunus avium
sauvage de haut fût
cerisier des oiseaux
fruits ailés
écorce de papier
qui se déroule et qui frise

Au printemps neigent dans le sentier
les pétales blancs et délicats
soufflés par la brise

Pour fruit, une idylle étymologique
apprivoisée, savoureuse, la cerise
sauvage, amère, la merise
Il n’y a pas loin d’amer à aimer

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Le Pont, d’après Ismaël Kadaré, mis en scène par Simon Pitaqaj

Nombreuses sont dans toute l’Europe les légendes sur l’impossibilité d’achever la flèche d’une église, la tour d’un château ou les arches d’un pont, à moins d’un pacte périlleux ou d’un sacrifice, mais la version qu’en propose Simon Pitaqaj en adaptant pour le théâtre Le Pont aux trois arches d’Ismaël Kadaré est tout à la fois singulièrement noire et affûtée, et d’une modernité d’autant plus étonnante qu’elle a été originellement écrite en 1978 dans une Albanie elle-même emmurée, en adaptant une ballade balkanique qui prend, elle, sa source au XIVe siècle.

Fruit d’un travail approfondi, creusé à la pointe sèche et recreusé à travers une série de lectures publiques mises en espace, Le Pont, déploie sur un échiquier rigoureux la chorégraphie d’une légende ancienne, ressuscitée puis dévoyée, et finalement hissée aux dimensions du mythe par ces diverses mutations. Servis par trois comédiens d’exception, Redjep Mitrovitsa, Arben Bajraktaraj et Cinzia Menga, le texte et la mise en scène déploient le drame et sculptent l’espace du sacrifice, autour d’une paradoxale et impressionnante présence-absence de la victime. Continuer la lecture de « Le Pont, d’après Ismaël Kadaré, mis en scène par Simon Pitaqaj »

Fragments d’un voyage à Biskra

L’Algérie d’entrée transforme mon voyageur en benêt, il dit merci cent fois par jour, sourit à tout le monde et s’émerveille de tout, comme frappé d’insolation ou enivré par un enchantement.

Il faut dire qu’il est accueilli avec une amabilité et une grâce si parfaites qu’il se sent immédiatement comme dans son propre pays.

Sur le boulevard, en bordure d’Alger, en bordure de la mer, un chauffeur de taxi crée un espace de prière, en posant un petit tapis sur un coin de trottoir, et là il est seul et recueilli avec son Dieu, malgré la circulation automobile.

Le soleil d’hiver là-bas ressemble à celui de notre printemps, et les taxis collectifs inter-wilayas reluisent. Des hommes en burnous crient « Biskra, Biskra ! », car on attend que la voiture soit remplie pour partir.

Enfin, le taxi démarre, fusée un peu suicidaire lancée vers le Sud. Sa galerie siffle comme une harpe éolienne.

Il souffle un grand vent de poussière, un grand vent de fumée de pots d’échappement, mais les hommes ne deviennent pas fous et se contentent de plisser les yeux pour mieux voir.

Ici, semble-t-il, on n’a pas le culte du passé, pas de dévotion pour les édifices anciens, par endroits le pays semble avoir surgi de terre il y a vingt ou trente ans.
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Pourquoi il ne faut pas écrire de textes érotiques : partition en écriture inclusive

Quant aux filles, c’est autre chose. Jamais fille chaste n’a lu de romans ; & j’ai mis à celui-ci un titre assez décidé, pour qu’en l’ouvrant on sût à quoi s’en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page, est une fille perdue : mais qu’elle n’impute point sa perte à ce livre ; le mal était fait d’avance.
Jean-Jacques Rousseau, préface à La Nouvelle Héloïse.

Portrait imaginaire du XIX e siècle, par H. Biberstein : Sade soumis aux quatre vents des suggestions diaboliques

Outre le risque de dévoiler l’étroitesse de l’expérience de leur narrateur ou narratrice, la banalité de ses fantasmes, une brutalité excessive ou une sophistication oiseuse, le texte érotique court le danger, une fois ôtés les oripeaux de la bienséance et du bon goût, de le laisser à contretemps, elle ou lui, l’auteur, nu comme un ver ou un comme un singe, la narratrice, aussi déshabillée que la paume de la main ou la vérité sortant des eaux.
Et comment s’assurer du consentement des divers participants à cette écriture et à cette lecture ? Ou même qu’ils aient l’âge adéquat ?
Y aurait-il comme pour les gestes, les caresses, une nécessité de gradation, des signaux à donner, pour que lectrice ou lecteur puisse s’échapper à temps, refermer le livre ou enjamber lestement les pages incriminées comme on repousse des avances malvenues ? Doit-on montrer d’un doigt inquisiteur ces lignes, les renverser d’une manière révélatrice, les colorier d’un incarnat qui les distinguât du reste ?
Peut-être d’abord mentionner d’abord, doucement, prudemment, la «main», le mot «épaule», avant de s’engager sur des surfaces plus intimes, avant d’accéder au trouble de la chevelure ?
Encore faut-il que le texte contienne des pages innocentes (à défaut de pages innocents) où reposer en sécurité, sans avoir à s’assurer qu’aucun œil lubrique ne guette par le trou de la serrure, qu’aucune main fébrile n’est serrée sur la poignée de la porte. Continuer la lecture de « Pourquoi il ne faut pas écrire de textes érotiques : partition en écriture inclusive »

Face au texte : Explosion dans le langage IV

L’entreprise de démolition d’Annibal Mousseron s’attaquerait d’abord au langage, lengatge a-t-on écrit au Moyen Âge. Lengatge, c’est bien. Déjà on ne reconnaît plus le mot, on est ralenti et perplexe.
Si, aspirant au Big Bang d’une création neuve, s’attaque au langage, dynamite le mot «langage», y aura-t-il une lente explosion, une explosion ralentie, des éclats qui se dispersent, qui divergent et s’inscrivent nouvellement sur la page ? Continuer la lecture de « Face au texte : Explosion dans le langage IV »

Face au texte : Explosion dans le langage III

Annibal Mousseron cherche encore, cherche à nouveau à libérer son écriture. Libérer, qu’est-ce à dire ? Merci, le dictionnaire Robert, il s’agit d’élargir, il s’agit de déchaîner, délier, affranchir, ouvrir à tout vent, de dégager une substance, une énergie jusqu’ici contenue.
La destruction fut ma Béatrice.
Il faut ici être bien armé, mais pour quoi faire ?
Pour élargir, dans la grande largeur, dans l’immense largeur, en format paysage ; pour briser les fers de la forme, les limites de la syntaxe ? Continuer la lecture de « Face au texte : Explosion dans le langage III »