Les échecs s’accumulent, Annibal Mousseron n’a réussi ni à extraire du verbe une essence non verbale, ni à tracer des lignes d’écriture aussi affûtées que celles d’une gravure de Dürer, ni à trouver l’équivalent en prose de l’abstraction radicale du Carré blanc sur fond blanc, pas plus qu’à distiller les phonèmes et produire un condensé d’ombre et de silence.
Rassemble alors un tribunal de mots pour se juger et se condamner lui-même.
Réquisitoire : pourquoi se mêle-t-il, comme jadis un protonotaire de la couronne, de trier les mots en fonction de leurs lettres de noblesse, de laisser les uns passer et les autres pas ? Continuer la lecture de « Face au texte : Explosion dans le langage II »
Face au texte : Explosion dans le langage I
Narrateur : Annibal Mousseron, terroriste timide
Cherchant à gravir les sommets du texte, guerroyant à la fois contre lui-même et contre la phrase, guerre intestine qui durera aussi longtemps qu’il se mêle d’écrire, Annibal Mousseron achoppe toujours sur la même pierre, bute toujours sur le même obstacle, il s’agit d’une libération dont il ressent la nécessité, mais ne sait nommer et encore moins pratiquer. C’est là le vif du sujet, la déchirure.
S’il savait précisément ce qui le limite, ce qui le bride, pourrait peut-être s’en libérer… Mais ne conçoit pas clairement la nature de ses chaînes, et comme une bête, s’agite, tire stupidement dessus, s’encolère, ne rêve son affranchissement qu’en termes de destruction ou d’explosion. Continuer la lecture de « Face au texte : Explosion dans le langage I »
Au pied du palmier
À n’avoir vu que des palmiers en pot
déracinés, comme au zoo
enfermés sous le verre
au jardin des Plantes
dans la grande serre
ou décorant de grands édifices
dispersés en Bretagne ou à Nice
je n’avais rien vu du tout
jusqu’à, la cinquantaine passée,
aux oasis ayant zigzagué
de Biskra à Tolga
de M’chounech à Sidi Okba
de Sidi Masmoudi à Gartah
le long des séguias d’eau vive
Car le palmier est un monde
et une civilisation
S’il pousse ses palmes jusqu’à trente mètres de hauteur
il commence grand comme une main
Son secret serait proche du nôtre
nous enseigne l’étymologie
La datte, latin dactylus, grec dactulos
est comme le doigt et son os
la palme, du latin palma, comme la paume
Son nom savant
depuis dix-sept cent trente-quatre
est Phoenix dactylifera
phénix porte-doigts
phénix parce qu’il survit aux incendies ?
ou parce qu’il serait venu de Phénicie
dans les bagages
des fondateurs de Carthage ?
Il suffit d’un noyau dans la poche
Objets d’enfance
Voulant écrire un petit texte sur un objet, pour préparer un atelier d’écriture au centre pénitentiaire d’Alençon-Condé sur Sarthe, il ne m’est venu à l’esprit que des idées qui paraissaient remarquablement mal choisies.
Ainsi, j’ai d’abord pensé au premier jouet dont je me souvienne, un camion miniature, probablement de la marque Dinky Toys. Ce modèle de Citroën HY noir et blanc, marqué «Police», servait de «panier à salade » comme on disait. C’était un véhicule d’apparence étrange, très carré de forme, avec des parois de tôle ondulée. J’étais tellement petit que l’idée de police ne devait rien évoquer pour moi. Je crois que ce camion Citroën est le seul objet qui fasse le lien entre l’avant et l’après d’un déménagement. Il possédait peut-être la caractéristique rassurante de continuer à être là, alors que tout avait changé autour de moi. Continuer la lecture de « Objets d’enfance »
Le charme recommencé
Ensorcelé, charmé de neuf
faut que je rechante
les vertus du charme
Carpinus betulus
Suis-je, alors
chanteur de charme ?
Trapu et coriace
ses branches se replient parfois
se soudent au tronc
cannelures volumineuses
racines saillantes
serpent gris surgi
du talus
Jeteur de sortilège, de maléfice
noueur d’aiguillettes ?
Au chemin creux
bourbier l’hiver
mais à l’été
envoûtement de lumière
et de verdure
Le charme opère
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Avec un guide aveugle, Jorge Luis Borges
Le cheminement de mots qui me conduisit aux textes de Jorge Luis Borges est détourné, comme il convient. Je crois que je découvris son nom à travers un de ses traducteurs français, l’écrivain Roger Caillois que j’avais croisé dans la correspondance du poète Saint-John Perse. C’était au cours de la préparation d’un long exposé avec mon camarade Édouard Schalchli, en première année de classe préparatoire au lycée Victor-Hugo, un établissement situé près du musée Carnavalet à Paris. Les recherches que nous consacrions tous deux à ces présentations démesurément approfondies et exhaustives, les longs entretiens que nous avions à leur sujet m’ont sans doute davantage formé et davantage appris que tous les cours que j’ai suivis. On ne sait pas à l’époque où on les pratique que ces travaux de jeunesse ne cesseront jamais de nous accompagner et qu’on ne dépassera que rarement les étapes intellectuelles franchies en ces temps reculés.
Les nouvelles de Fictions se sont présentées d’abord, puis celles de L’Aleph. Même si ces textes ressemblaient assez peu à des fictions, tant s’y mêlait le discours, l’argumentation paradoxale et le récit, mon enthousiasme a été immédiat. Mon goût de l’étrangeté et des labyrinthes était comblé. L’érudition devenait une branche de la littérature fantastique : impossible de savoir si telle encyclopédie, tel traité était une invention ou avait réellement paru. Les vertiges rigoureux des mathématiques y fécondaient l’imagination, comme dans une page de Pascal. Sans faire de différence, et d’ailleurs y en avait-il une, je dévorai aussi tous ses courts essais, L’Auteur et autres textes, Enquêtes etc., et je me pris d’une passion durable pour certains des sujets obscurs qu’il évoquait, les kenningar des épopées islandaises, les différentes éditions de l’Encyclopedia Britannica.
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Face au texte : Coincé dans la phrase
Il arrive parfois que le lecteur le plus attentif, le plus habitué à l’exercice, quand il déchiffre une de ces phrases de belle ampleur qui déploient leurs périodes sur une douzaine voire une vingtaine de lignes, aussi correctes et équilibrées fussent-elles, fécondées par la fréquentation régulière d’un latin originel ou nourries du rythme classique d’une oraison funèbre de Bossuet par exemple, ou encore d’une palinodie du cardinal de Retz , quand bien même elles affichent en des carrefours stratégiques, ces bornes, ces pivots, ces panneaux indicateurs que sont les adverbes et le conjonctions logiques, et en particulier si elles manient le paradoxe, le renversement de perspective, détaillant des causalités ineffectives ou dénonçant des préjugés bien ancrés, il se produit parfois, disais-je, Continuer la lecture de « Face au texte : Coincé dans la phrase »
Face au texte : L’ancrage
L’âge venant, les lunettes s’imposant, vient le désir de regarder les mots de plus près, de tâter leur relief et leur texture, de les goûter, d’interroger leur profondeur, de sonder leur généalogie.
Alors, en effet, ralentissant, se coince la loupe sur l’œil pour examiner les facettes, le brillant et la couleur du mot ; s’attarde et se perd parfois dans de vastes catalogues, l’immense Larousse du XIXe siècle, les Grand Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Littré, ou même La Curne de Sainte-Palaye.
Le possède l’impression que les vieux mots, même ceux qui sont inusités depuis des décennies, n’ont rien perdu de leur force expressive, qu’ils nomment des outils de métiers disparus, des pièces d’architecture navale, des rituels archaïques ou des nuances de sentiments oubliées ; reste donc plutôt imperméable aux vogues récentes et fugitives, au « ressenti » ou au « vécu ».
Face au texte : L’écrivain, certains jours…
— L’écrivain certains jours est cet enfant qui a démonté sa montre et reste perplexe devant le nombre de rouages, de pignons, de ressorts, de cliquets et d’arbres qu’il en a tiré, et se révèle finalement incapable de la remonter et de relancer son fonctionnement.
— Je dirais plutôt que l’écrivain ce jour-là est semblable à cet enfant qui, ayant admiré l’agilité, la rapidité et les coloris d’un lézard l’a capturé et l’a tué, plutôt par accident que par méchanceté. Bientôt, il ne reste plus qu’un petit cadavre inerte et sans couleurs, que l’enfant honteux ne parviendra pas à ressusciter.
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Sapate, jeudi 16 et samedi 18 novembre à Mortagne-au-Perche
Je serai à Mortagne-au-Perche, le jeudi 16 novembre au lycée Jean-Monnet de 11h30 à 14h et le samedi 18 novembre à la médiathèque de 14h30 à 16h30, pour lancer le projet Sapate ou La Vie des objets, qui comporte forcément un hommage à Francis Ponge.