Venu d’où ? chu de quel ciel nocturne ? un autre genre de lecture a traversé ma jeunesse. Le premier pas, la première marche de l’escalier de la crypte s’est présentée sous la forme d’un épais volume des éditions Marabout avec une couverture où figure un œil injecté de sang et, je ne sais plus quoi, un poignard, un corbeau ? J’aime toujours les couvertures naïves et criardes des livres publiés par les éditions Marabout dans les années 70. Les Contes d’Edgar Allan Poe traduits par Charles Baudelaire, un modèle d’affinités littéraires entre deux écrivains qui, pour autant que je sache, ne se sont jamais parlé ni écrit. J’ai vécu intensément les tourments des héros de Poe, leurs cauchemars, scruté les enquêtes du chevalier Dupin. Était-ce dans cet épais volume que je découvris La Philosophie de la composition, dans laquelle Poe développe les principes qu’il aurait appliqués à l’écriture du poème « Le Corbeau » ? En tout cas, cette lecture m’initia à la poésie, à celle de Poe, à celle de Baudelaire. Je m’intéressai dès lors sérieusement à l’anglais, et je crois que le volume, le relief, l’originalité de ces mots étrangers m’ont permis de mieux percevoir, par un détour, ceux de ma propre langue. Après les contes de Poe, après Les Fleurs du mal, je lus avec fièvre et inquiétude les récits de Howard Philips Lovecraft qui m’impressionnèrent beaucoup. Qu’ont-ils en commun ? Lovecraft a certainement lu Poe avec attention, ils ont tous deux des identités doubles, des enfances compliquées, de l’attirance pour les gouffres, une imagination sans fond. Le racisme est diffus chez l’un, fondamental chez l’autre où il se mêle à l’horreur du corps et de tout ce qui est étranger. Pourtant l’essai de Lovecraft, Épouvante et Surnaturel en littérature m’a servi pendant des années de programme de lecture. Il m’emmena loin dans le fantastique et gothique anglo-saxon, Le Moine de Matthew Gregory Lewis, Melmoth l’Errant de Charles Robert Mathurin, les Contes d’Arthur Machen, Dracula de Bram Stoker, l’étonnante et méconnue Fille du roi des Elfes de Lord Dunsany, publiée en 1924, bien avant Tolkien, et puis Les Romantiques de la nuit, un cahier de l’Herne, c’était l’époque, sans doute dirigé par Annie Lebrun. Lovecraft n’oubliait pas le domaine germanique, et suivant ses pas, je découvris E. T. A. Hoffmann, un écrivain selon mon cœur, dont j’épousai la dévotion pour l’art et la hantise de l’échec, et Gustav Meyrink, mystérieux carrefour d’influences, qui me poussa vers la littérature yiddish, en même temps que vers l’Angleterre élisabéthaine, on y revient.
Mon snobisme instinctif m’orientait vers l’Angleterre, et j’étais furieusement anglophile, jusqu’à lire Ann Radcliffe, jusqu’à envisager sérieusement de demander le statut de réfugié politique en Grande Bretagne. Le premier livre en anglais que je lus, First Love, Last Rites de Ian McEwan ne ressemblait à rien de ce que je connaissais et me parut franchement inconvenant, mais je ne tardais pas à découvrir la poésie de W. H. Auden, dont certains traits, à la fois néo-classiques et ironiques, m’enchantaient, puis Charles Dickens, les portes d’un nouvel empire où le soleil ne se coucherait jamais.
Mais pourquoi ce choix de l’effroi ? me demandera-t-on avec raison, car c’est la question centrale. Pour le dire en un mot, parce que j’étais saisi par un effroi comparable devant la perspective de devenir adulte, d’habiter dans le monde que nos pères nous avaient préparé, de continuer à vivre.
Une vie dans les livres
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