Se piquer d’érudition

L’églantier
Sur le buisson dardant de l’églantier se greffe un tel concours de mots et d’érudition qu’il est un sujet épineux. Appelé au Moyen Âge aiglant puis aiglantier, il montrerait des affinités avec l’air et le vol, tout autant qu’avec le bec ou la serre. À en croire mon vieux Larousse, on retrouve écrit dans son nom un antique verbe sanskrit, , traverser, être tranchant, aigu, acéré, comme, par exemple, açri, fil ou tranchant de l’épée ; âçi, crochet de serpent.
Ancêtre rustique, rude, rustre de la rose, sa floraison déploie cependant cinq pétales d’un éclat délicat, d’une nuance raffinée. Elle est à la fois discrète et remarquable, puisqu’elle bénéficie d’un nom bien distinct de celui de l’arbuste, églantine, d’où l’on baptisa beaucoup de jeunes filles en fleur.
Dans la haie, ses tiges s’arment d’aiguillons recourbés, mais, par paradoxe, notre flore campagnarde se parant de jolies bondieuseries, ses fleurs rappellent la rosa sine spina, rose mystique sans épines, mère du Christ. Elles marient un symbole de féminité et de douceur avec les douloureux piquants de la couronne du crucifié.
Sa rusticité ne va pas sans une vulgarité de bon aloi. Son nom savant est bien entendu latin, rosa canina, celui de son fruit, grec, cynorhodon, rosier du chien, parce qu’il aurait guéri les morsures, dit-on. Je préfère imaginer qu’il était la plante favorite des philosophes cyniques. D’ailleurs le cynorhodon s’appelle aussi gratte-cul, et les cyniques aimaient choquer et irriter, davantage que dispenser confiture ou sirop.
L’églantier sait aussi se parer d’une efflorescence étrange et chevelue, qui porte le nom cartographique arabo-persan de bédégar, rose du vent, provoquée par la pondaison d’une guêpe dite cynips.
Peu exigeant, l’églantier se bouture, se marcotte, se rejette, il est du bois dont on fait les fagots, et sur ce mot, je doute qu’on me pare de l’églantine décernée au meilleur poète des jeux floraux de Toulouse.

Le traître

En toute innocence, malgré la succession des années, il resta tellement troublé par la duplicité des itinéraires — toujours au moins deux chemins pour atteindre le même but — et par l’ambiguïté du langage — toujours au moins deux sens pour un énoncé — qu’il indiqua aux Perses la manière de contourner les Thermopyles, aux Sarrasins celle d’encercler Roland, et dénonça presque malgré lui Jean Moulin à la Gestapo.

Face au texte : Enfant terrible

Toujours face à la page, face au destin, face au silence, l’avoue : malgré son âge, lui montent des révoltes, des énervements. Alors, devient Hun, devient Néron. Il faut qu’il saccage, dévaste, brise, profane. Puis, patiemment, recollant les morceaux, restaurant les couleurs, fabrique un petit texte neuf à partir des ruines.

Quelquefois, car on n’est pas toujours héroïque, prétend que c’est un autre qui s’est livré à cette destruction, que le Hun est l’autre, alors est double.

 

Les cahiers de Marle Bévis : 7. Les Variations

On croyait Marle Bévis mort, aphasique ou voué aux bredouillements séniles, or, voici que le vieux littérateur fait paraître aux éditions Pôle-Nord, un roman court et acéré intitulé Les Variations. C’est une nuit de décembre à Strasbourg, et la neige tombe pour la première fois de l’année. Dans l’opéra du Rhin, une jeune pianiste prodige et japonaise, que son amant vient d’abandonner, joue les Variations Goldberg de Bach. Et toute l’action du roman se déroule pendant l’heure vingt-trois minutes de musique qui sépare l’aria initiale de celle de clôture. Du bord de l’Ill, on suit l’errance d’un sans-abri d’origine croate, puis une dispute conjugale dans une péniche naviguant sur le canal Rhin-Rhône ; à la taverne, la beuverie de trois cadres de la société générale alsacienne, dont l’un, sans l’avouer, vient de dissiper des millions qui ne lui appartenaient pas. L’amour, le chagrin, la trahison reviennent, comme les thèmes des Variations dans la partition. Une larme tombe sur l’ébène des touches, et l’on ne sait décider si ce livre est un vrai texte humain ou une ultime escroquerie, spécialement cruelle et subtile.

 

Les cahiers de Marle Bévis : 6. Est-il question de vous dans le journal intime de Marle Bévis ?

Parce qu’il serait tragique qu’une seule des pensées qui traversent cet esprit d’exception se perdît, Marle Bévis, devenu vieux, tient un journal. Il y consigne ses idées noires, ses haines, médit de ses amis et de ses anciennes maîtresses, s’essaie au chantage et à la calomnie.
Pour notre plaisir, il y tient aussi un catalogue de ses maladies. Chacune des petites infirmités qui l’assaillent l’indigne. Elle participe du complot universel visant à lui nuire, à nier à son génie. En retour, il accable notre époque de son mépris, au point qu’elle peinera à s’en remettre. Avec l’âge, ses provocations deviennent plus frénétiques, il regrette parfois Torquemada, Mussolini ou la Préhistoire.
N’imaginez pas que Marle Bévis est au bout du rouleau ! Tel Victor Hugo, il a réussi, pas plus tard que le week-end dernier, à culbuter la nounou philippine de son petit-fils, sans qu’elle ose protester.
Il médite encore de grands projets, un « truc à foutre par terre les lettres françaises » ainsi qu’un prix littéraire destiné à détrôner le Goncourt.
Qui supportera la senteur un peu surie qu’exhalent ces pages sera récompensé par une poignée d’anecdotes attendrissantes sur le chien de Marle Bévis, plus aimable à ses yeux que tous ses contemporains.

Les cahiers de Marle Bévis : 5. Saga signée Marle Bévis

Parce qu’il n’est jamais là où l’on s’attend qu’il soit, Marle Bévis descend de son escabeau et renoue avec le genre qui a fait son succès, la grande fresque romanesque contemporaine. Les États-Unis forcément, des héros nord-américains et blancs, comme dans les feuilletons télévisés. Couleur locale : un peu de côte est, des Bostoniens ; un peu de côte ouest, mojitos et palmiers. Un zest de nature sauvage, du vent dans les séquoias, un grizzli qui passe, échappé de l’école du Montana. Un long trajet en Plymouth modèle 1971, quelques courriers électroniques, un peu d’internet, un meurtre, un manuscrit volé, une avance d’un million de dollars, la liaison passionnée d’un homme mûr avec une très jeune fille, d’origine cherokee, aux seins lourds et aux cuisses fuselées, et c’est plié, c’est broché, c’est en pile au rayon culturel dans tous les centres Leclerc de France.

Les cahiers de Marle Bévis : 4. Marle Bévis dans la tourmente

C’est au tour de notre oiseau de haut-vol de pourfendre le politiquement correct. Même s’il hésite un peu devant l’expression « droit de l’hommisme », on est puriste ou on ne l’est pas, il tonne à longueur de pages contre les défenseurs des fainéants, des assistés, des migrants etc.
Dressé sur son célèbre escabeau, bravant la bourrasque intellectuelle, il fulmine. Si d’aventure les clameurs d’indignation s’apaisent, Marle Bévis dénonce la conspiration du silence qui entoure sa philosophie. Quand elles reprennent, il en appelle à la liberté d’expression et déplore l’impossibilité de débattre sereinement de ces questions vitales.
Si son verbe est parfois violent, c’est pour mieux entamer le catéchisme monolithique de la bien-pensance.
Parmi les travaux d’Hercule auxquels il s’est attelé, en sus du nettoyage des écuries d’Augias et de l’éradication de la psychanalyse, figurent la rénovation du naturalisme, le renvoi de l’individu moderne à ses entrailles boursouflées, et l’assimilation de l’amour humain aux ébats des chiens.
Sa plume pourfend avec intrépidité la mauvaise foi des éditorialistes. Elle prédit la vente à l’encan des grandes valeurs classiques françaises sur un souk mondialisé et métissé.

— Silence, abjects mercenaires de la pensée unique !

Solitaire et persécuté, léchant ses plaies à vif, Marle Bévis relit Voltaire pour l’acidité, Maurras pour retremper son âme, et secoue sa crinière de vieux lion.
Une fois rasséréné, il retourne à ses fourneaux,  touiller la misanthropie aigre qui traînait dans le fond de nos antiques casseroles.

Les cahiers de Marle Bévis : 3. Enfin, Marle écrit son autobiographie.

Marle Bévis sait que le véritable génie impose un travail sur soi-même. Le récit autobiographique lui permettra de dénoncer l’abjection historique de son père, de glisser son nez dans les coucheries de sa sœur et de se plaindre de la froideur de sa mère. Il se souvient très bien qu’elle n’a jamais acheté le jouet en plastique qu’elle lui avait promis. C’est contre eux, c’est à contre sens que Marle Bévis est devenu l’écrivain que l’on connaît aujourd’hui, lui que sa famille abreuvait de fiel et de sarcasmes, car elle était aveugle à son génie précoce et à sa sensibilité à fleur de peau. C’est tout un résumé fort et âpre de l’humaine condition que dessine son nouveau livre, Après leur avoir arraché leurs haillons, je vomis sur leurs tombes.

Les cahiers de Marle Bévis : 2. Marle Bévis prend de l’altitude

Marle Bévis, après avoir dominé trop facilement le champ des sciences humaines, décide finalement d’être prince des poètes. Couronné de laurier, enveloppé nu dans un drap blanc, juché sur son escabeau, il nous prend de haut. Sans vergogne, Marle Bévis prophétise. Son poème épique baptise le midi « instant zénithal », la soupe « chaos primordial ». Sa plume travestit la pensée la plus ordinaire et la métamorphose en vers oraculaires, sibyllins et jaculatoires. Ses strophes convoquent la foudre, le crachat, la nudité. L’érotisme n’effraie pas Merle Bévis. Volontiers érigé et phallique, il appelle une fellation « un air de flûte épileptique ». Bref, il assoit son postérieur marmoréen sur la banalité de nos existences.