Deux fois Cratyle, dans le Cratyle de Platon, traduction Victor Cousin

Socrate

Au contraire, pour être image, il ne faut pas que l’image représente complètement la chose imitée. Vois si j’ai raison : y aurait-il réellement ces deux choses, savoir Cratyle et l’image de Cratyle, si quelque divinité avait représenté dans l’image non seulement la couleur et la forme du modèle, comme font les peintres, mais encore tout l’intérieur de ta personne, tel qu’il est, avec le même degré de mollesse et de chaleur, même mouvement, même âme, même raison ; en un mot, si elle t’avait reproduit tout entier, et que, la copie achevée, elle l’eût placée auprès de toi, y aurait-il là Cratyle et l’image de Cratyle, ou bien deux Cratyles ?

CRATYLE.

Il me semble, Socrate, que cela ferait deux Cratyles.

Tuer Napoléon III, le projet présenté au centre national du Livre

Mes romans tentent d’établir une généalogie de notre époque. Après avoir travaillé sur le XVIe siècle, je m’intéresse au Second Empire, autre moment de création de notre temps, autre « scène primitive » qui l’engendre. Il ne s’agit pas seulement de construire des analogies entre le Second Empire et notre époque, de chercher nos origines dans le Second Empire, mais encore, dans un mouvement inverse, de faire porter un masque à une fiction contemporaine (un masque du XIXe siècle, ici) pour démasquer notre temps. Bien qu’aimant avec passion le détail vrai, et la précision dans le décor et dans le cadre chronologique, je ne me fais pas d’illusion sur la véracité de mes reconstitutions : elle sont le présent, sous le masque du passé, mais un présent mis à distance, devenu étrange, dont certains traits paraissent plus vivement.
Je mène des recherches depuis plusieurs années pour ce projet : j’ai, par exemple, relu l’intégralité de l’encyclopédie que constituent les Rougon-Macquart, non pour « faire du Zola », mais parce que le programme naturaliste mis en œuvre par Zola me semble broyer les personnages et que je cherche quelque chose à lui opposer, une réponse à lui apporter. L’ensemble a pour décor Paris, un peu avant le changement de régime de 1851 jusqu’à l’année 1855, à peu près. L’intrigue mêle plusieurs trames. Le roman suit le trajet d’un ouvrier typographe, Étienne Sombre, monté depuis peu à Paris depuis son Perche natal. Son nom de famille le situe dans une lignée saturnienne et mélancolique et, en effet, il a l’occasion de craindre l’empoisonnement au plomb qui constitue un risque professionnel dans son secteur.
L’imprimerie et les lettres de l’alphabet y jouent un grand rôle, puisque le roman est composé de 26 chapitres, correspondant au 26 lettres de l’alphabet, une contrainte qui ne relève pas d’un pur jeu formel, parce que le texte se préoccuppe d’une archéologie du livre et de la lecture, des cabinets de lecture aux étals de livres et de journaux sous les arcades de l’Odéon qu’on pouvait parcourir pour 5 centimes. Chaque chapitre doit constituer une unité, dotée de son ouverture et de sa clôture, sans perdre la possibilité de s’articuler avec les autres.
Étienne Sombre travaille dur pour survivre à Paris, il habite non loin de la porte d’Italie, sur les franges de la ville, tout près du bidonville des chiffonniers de la cité Doré et il se sent la fragilité de sa position. Soudain, il est confronté au coup d’état policier et militaire organisé à partir de l’Élysée. Il participe à l’insurrection avortée qui oppose certains républicains aux troupes du prince président, il assiste à l’agonie d’une victime inconnue de la fusillade du 4 décembre, ce qui finira par le conduire à l’opposition clandestine à l’Empire.
L’histoire de la lutte républicaine contre le régime impérial est mal connue, elle est occultée par l’ombre portée par le plus célèbre des exilés, le grand Victor Hugo, mais aussi par la censure et les interdictions qui pesaient sur ce qu’on appelait à l’époque les « sociétés secrètes ». J’en retrace les contours.
En plus d’être l’époque de gloire du roman feuilleton, ces années passionnantes sont aussi celles du développement de l’électricité et de la bourse, du chemin de fer ou de la publicité. De grands travaux transforment la ville en une métropole moderne ; elle est entaillée de chantiers en permanence, d’autant plus qu’on s’y prépare à l’Exposition universelle de 1855. En même temps, les socialistes qu’on nomme « utopiques », d’après une terminologie marxiste, voient leurs idées se répandre parmi les classes laborieuses. C’est aussi l’époque à travers laquelle j’ai, adolescent, découvert la littérature, passant mon temps avec Baudelaire, Mérimée ou Flaubert.
Plusieurs personnages inspirés par des individus du temps, sous leur nom réel ou sous un nom supposé, le duc de Morny, l’industriel Eugène Schneider, le prestidigitateur et fabricant d’automate Jean-Eugène Robert Houdin, l’ingénieur Gustave Froment, inventeur d’un moteur électrique, le sculpteur Jean-Baptiste Clésinger, mari d’une fille de George Sand, sont mêlés à l’intrigue, brouillant les pistes entre la fiction et l’histoire.
Grâce à la protection d’un proche du ministre de l’intérieur dont il deviendra le secrétaire, Étienne Sombre, un temps épargné par les poursuites, aura l’occasion d’apercevoir la bonne société parisienne où est en train de naître la « fête impériale » et de prendre conscience de la complexité des jeux de pouvoir.
Mais son passé le rattrapera et lui vaudra la déportation en Algérie, peine qui a frappé des centaines d’opposants de l’époque. Là bas les engagements socialistes ou républicains dépaysés pâlissent sous le soleil ardent des colonies.
Autre fil du récit : la rencontre d’Étienne Sombre avec un fantasme ébauché à cette époque qui fait son retour, me semble-t-il, dans la nôtre, la femme machine, qui rêve la fusion de la technologie et du corps, de la mécanique et de l’érotisme. En janvier 1851, on joue à l’Opéra, La Poupée de Nuremberg, sur une musique d’Adolphe Adam. En mars de la même année, ce sont Les Contes d’Hoffmann, drame fantastique de Barbier et Carré, au théâtre l’Odéon. Tous deux s’inspirent en effet du séduisant automate Coppélia du conte d’Hoffmann, L’Homme au sable, qui a inauguré cette rêverie.

Moyen d’éveiller l’esprit & d’exciter l’imagination à produire plusieurs inventions diverses

Moyen d’éveiller l’esprit, & d’exciter l’imagination à produire plusieurs inventions diverses
Je ne feindrai point de mettre ici, parmi ces enseignements une nouvelle invention, ou plutôt une manière de spéculer, laquelle bien que fort petite en apparence, & presque digne de moquerie, est néanmoins très utile pour éveiller & ouvrir l’esprit à diverses inventions. Et voici comment : Si vous prenez garde aux salissures de quelques vieux murs, ou aux bigarrures de certaines pierres jaspées, il s’y pourra rencontrer des inventions & des représentations de divers paysages, des confusions de batailles, des attitudes spiritueuses, des airs de têtes & de figures étranges…
Léonard de Vinci, Traité de la peinture, source Gallica.

Je viens enfin de recevoir Jean Giono, pour une révolution à hauteur d’homme d’Édouard Schaelchli

La préface d’Édouard Schaelchli, claire et pédagogique, les textes de Giono savamment choisis et gradués montrent bien quel chemin paradoxal et étroit il faudra suivre pour trouver une issue au labyrinthe dans lequel nous nous sommes enfermés. Rien de moins que de franchir un pont aigu et mince, comme celui de l’épée que passa jadis Lancelot.
Et je trouve admirable de choisir comme guide Giono, qui s’est parfois trompé d’époque et parfois fourvoyé.

Un film sur La Ligne jaune

Présentation du spectacle La Ligne jaune, un film de Dominique Bonnot avec des étudiants en BTS cinéma du lycée Suger à Saint-Denis. À voir sur le site des Grandes Personnes, de nombreuses dates pour ce spectacle à Aubervilliers, la semaine prochaine.

Les premières lignes de la Villa Mais d’Ici, le livre issu de la résidence à Aubervilliers

Comme la Villa Médicis de Rome, si la Villa Mais d’Ici a un sens, il est sûrement lié à son implantation, à Aubervilliers, non loin du métro Quatre-Chemins, dans une rue qui est à la fois populaire et simplement pauvre, qui est à la fois ordinaire et différente, bref une rue qui mérite au plus haut point notre attention. Georges Perec aurait pu y planter l’un de ses immeubles, ou en faire le décor d’une Tentative d’épuisement d’un lieu.

Les grands bois

Photographie de P.-A. Touge

Quoique l’on s’y promène, les forêts effraient un peu ; ne serait-ce que par cette habitude des arbres d’accueillir sur les feuilles les gales, sur leur tronc lichen et mousse, dans leur écorce cloportes et compagnie. Si notre épiderme présentait la moindre de ces attaques, comme nous nous ruerions chez le médecin !
Si les arbres parlent, nous ne comprenons pas leur langage ; si nous étions blessés, agonisant, à leurs pieds, ils n’esquisseraient pas un mouvement pour nous secourir.
Tous ensemble, ils brouillent la visibilité, atténuent la lumière, ils sont propices aux embûches et aux embuscades.
La sylve est hantée, elle craque, elle gémit. Elle fait croire à une présence quand il n’y a personne, et dissimule complaisamment le brigand et le loup : elle a toujours des profondeurs auxquelles nous n’accédons pas.
Les bois ont, osons le mot, quelque chose de gothique ; « Grands bois vous m’effrayez comme des cathédrales » écrivit Baudelaire, ils tirent nos regards vers le haut, à donner le torticolis ou le vertige, comme les grandes orgues, mais cachent le ciel.
Y errer seul peut provoquer des accès de panique — du nom d’un étrange dieu grec, seigneur des faunes, des sylvains et des dryades.
Petit dans leur grande ombre, je me souviens des arbres qui détruisirent une légion romaine tout entière en Germanie, qui marchèrent contre une armée au pays de Galles.