Le skylab et le placard à balais

Ce serait une erreur de penser que le skylab se trouvait dans le placard à balais. Ce chef-d’œuvre de technologie spatiale avait été installé sous une estrade construite par mon oncle, éminent bricoleur et polytechnicien, dans son appartement labyrinthique du quatrième arrondissement, qui comportait même un atelier. Comme souvent dans ses étonnantes réalisations, isolation en boîtes de whisky, étagères serpentines, frise en étiquettes de bouteilles de vin, l’estrade avait un double usage : au sommet, elle portait un circuit automobile entièrement réalisé en chutes de moquettes ; en dessous, elle permettait de ranger des lits d’appoints, toujours utiles dans cette nombreuse famille. Bizarrement, avec mon cousin, mon ami, mon double, nous jouions rarement sur l’estrade, mais souvent en dessous, où nous avions installé le skylab. Le nôtre, plus vrai que son modèle, était à la pointe de du progrès : tout y fonctionnait sans fil et sans ondes radio ; les écrans de contrôle, les circuits radar, les interrupteurs étaient dessinés sur des feuilles de papier et cela suffisait à notre ivresse : nous dérivions dans l’espace, menacés par les météores, en proie à des pannes retorses, soudain coupés de toute communication avec notre planète natale. Allô, la terre ? Non, la terre ne répondait plus.

Si nous ne lisions que rarement dans le skylab, parce que mon cousin avait un rapport compliqué avec les livres et que je n’avais pas encore découvert les nombreux trésors de littérature grecque et latine que ma tante avait rangés dans le salon, derrière le piano, ce n’était pas le cas dans le placard à balais de ma grand-mère, rue d’Alésia.

Cet espace minuscule, confiné et surchauffé, sentait la poussière, le cuir et le cirage, car il servait également de placard à chaussures. Là, avec la bénédiction de notre grand-mère, mes frères et moi, nous nous hissions sur une étagère près du plafond où nous tenions tout juste assis, et nous lisions les livres à vrai dire peu nombreux que contenait l’appartement. Il y avait d’abord les albums somptueux et compliqués d’Edgar P. Jacobs, pleins de bases secrètes souterraines, de laboratoires clandestins, d’Asiatiques d’une cruauté hallucinante qu’affrontaient ses héros impeccablement anglais, avec l’aide du fidèle Nasir, leur serviteur indien dévoué. On avalait aussi les romans qui avaient fait les délices de ma mère et de ses frères et sœurs et peut-être mêmes ceux de ma grand-mère, le grand cycle d’Hector Malot, Sans famille, par exemple, dont le héros, l’inoubliable petit Rémi, errait, orphelin, sur les routes de France.

Varia : Trois idiots

Trois idiots

– Le premier, il fallut lui expliquer plusieurs fois qu’on ne baptisait pas les enfants en leur cassant sur le crâne une bouteille de champagne pleine, même attachée au bout d’un ruban.

– Le second possédait une technique d’écriture bien à lui. D’abord, il écrivait un roman d’une taille proprement épouvantable, à donner des sueurs froides à un éditeur, puis, petit à petit, phrase à phrase, mot à mot, le réduisait. Il biffait, il effaçait : des paragraphes, des chapitres entiers disparaissaient. Arrivait le moment où il ne restait plus qu’une phrase. Quel suspens dans cette phrase ! Quel merveilleux concentré de sens ! Puis il ne restait plus qu’un mot. Comme il faisait jouer toutes ses facettes ! Enfin, il égorgeait le dernier mot, d’une plume qui ne tremblait pas : le chant du cygne.

– Le troisième savait compter jusqu’à trois, mais oubliait toujours le troisième élément d’une liste, alors même qu’il croyait l’avoir mémorisé définitivement juste avant de s’endormir.

« mon républicanisme, c’est de la lycanthropie ! »

Oui ! je suis républicain, mais ce n’est pas le soleil de juillet qui a fait éclore on moi cette haute pensée, je le suis d’enfance,- mais non pas républicain à jarretière rouge ou bleue à ma carmagnole, pérorateur de hangar et planteur de peupliers ; je suis républicain comme l’entendrait un loup-cervier : mon républicanisme, c’est de la lycanthropie ! — Si je parle de République, c’est parce que ce mot me représente la plus large indépendance que puisse laisser l’association et la civilisation. Je suis républicain parce que je ne puis pas être Caraïbe ; j’ai besoin d’une somme énorme de liberté : la République me la donnera-t-elle ? je n’ai pas l’expérience pour moi. Mais quand cet espoir sera déçu comme tant d’autres illusions, il me restera le Missouri !…

Pétrus Borel, Rhapsodies.

Le calembour

THÉORIE DES CALEMBOURS

Petit Janus, gamin frondeur, concentré de subversion, d’imagination et de désir, pique-assiette volontiers insolent, misogyne ou obscène, le calembour, qu’il s’habille en à-peu-près, contrepèterie, homophonie ou équivoque, dynamite la raison et la bienséance. On le verra au fil du temps briller à la cour ou se morfondre en exil, réfléchir sur le langage ou inventer des formes littéraires, consterner, affoler ou réjouir les penseurs. Toujours il revient, par en dessous, se tailler sa place au soleil.

LE MOT ET LA CHOSE

Calembour surgit dans les années 1750, venu on ne sait trop d’où. Il désigne un jeu de mot fondé sur une ressemblance sonore ou homophonie, entre deux mots de sens différent. Sa ressemblance avec calembredaine et avec bourde semble lui nuire tout de suite. Dès l’origine, il est double et insinuant : il a un homophone venu de Malaisie, calambour ou calambac, bois parfumé qui sert en marqueterie, et il s’introduit chez les meilleurs auteurs, se glissant dans une lettre de Diderot à Sophie Volland de décembre 1768. Et le premier calembourdier (ou calembouriste) peut entrer en scène, c’est Nicolas Maréchal, autoproclamé marquis de Bièvre (1747-1789), mousquetaire et fin diseur, petit-fils du premier chirurgien de Louis XIV. Il publia en 1770 une Lettre écrite à Madame la Comtesse Tation par le Sieur de Bois-Flotté, étudiant en droit fil que suivirent bientôt Notes historiques sur l’abbé Quille, Les amours de l’Ange-Lure et de la Fée-Lure puis une pièce de théâtre en un acte intitulée Vercingentorixe, farcie de calembours qui n’ont rien à voir avec l’action et qui la parasitent irrespectueusement. Elle contient ces vers immortels :

Je sus comme un cochon résister à leurs armes,
Et je pus comme un bouc dissiper vos alarmes,

 « Ceci est exécrable, disoit-on à l’auteur, vous écrivez je sus & je pus avec un s à la fin, il faudroit qu’on pût y mettre un e pour que le kalembour fût exact : Celui-ci répondit au censeur : Eh bien ! Monsieur, je ne vous empêche point d’y mettre le vôtre, un nez pour un e [un é]. » rapporte l’article kalembour du supplément de 1777 à l’Encyclopédie. L’orthographe du calembour, en effet, pose un problème épineux, dans la mesure où il est souvent fondé sur une homophonie qui suppose deux orthographes différentes à la fois.

Il appartient davantage à la sphère de l’oral qu’à celle de l’écrit, comme le dit encore l’Encyclopédie, puisque sa qualité dépend de son à propos :
C’est toujours la manière d’amener & de placer le kalembour qui le rend plus ou moins plaisant : par exemple, ce seroit une platitude bien froide de dire : cet homme-là mérite d’être cru, il ne faut pas le cuire ; mais on sera sûr de faire rire avec le même équivoque, en supposant un homme condamné à être brûlé qui, au moment où l’on va mettre le feu au bûcher, veut parler encore pour sa justification, & en admettant un interlocuteur qui lui adresse ces mots : va, mon ami, ce que tu dis là & rien, c’est la même chose, tu ne sera plus cru. Continuer la lecture de « Le calembour »

Est-ce que je comprends ce qu’Edmond Jabès dit ?

La glace est rompue, l’invité peut paraître.

Prononcé, le mot vole ; écrit, il nage.

La chute d’un mot peut entraîner celle du livre.

La faim c’est le jour.

Creuser, c’est suivre le chemin de l’ombre. L’infini est noir.

À chaque mot, sa part d’encre.

Les paroles circulent vêtues d’haleine.

Les paroles ont les sons pour ombre.

Edmond Jabès, Le Seuil/Le Sable, poésies 1943-1988, nrf.

Volé dans les très étonnants Propos de table du redoutable Martin Luther, recueillis par ses disciples

Je suis grand ennemi des mouches, quia sunt imago diaboli et haereticorum ; elles sont l’image du diable et des hérétiques. Lorsque j’ouvre un bon livre, les mouches accourent et se posent, se promènent dessus, comme si elles voulaient dire : « Nous sommes là et nous souillons ce livre de nos excréments ! » Le diable en agit de même ; lorsque nos cœurs sont le plus purs, il vient et il les souille. Quand ma ferveur est bien ardente et que je suis le plus disposé à la prière, le diable accourt et il emporte mes pensées jusqu’à Babylone peut-être, où je me mets à construire des châteaux en l’air.

Face au texte : tirer à la ligne

J’écris une ligne pour établir une barrière contre l’avalanche de  signes, cris, mots, paragraphes, pages, derrière laquelle j’essaierai de penser.

J’écris pour tracer une ligne et si tu franchis cette ligne, je te tuerai, car derrière elle je fonde un ouvrage.

Je veux une ligne qui soit une modeste zone de silence et de calme.

Je veux une ligne comme une colonne, forte et droite, et je secouerai ma paresse pour y grimper et je m’y installerai, tel un saint stylite, seul au bout de ma ligne.

Au bout de ma ligne, pas d’hameçon, pas de venin, car je ne veux ni pêcher ni tuer avec ma ligne.

Et ma ligne, je ne la copierai ni cinquante ni cent fois, car elle est unique.

Et ma ligne n’est qu’une frontière entre deux néants…

Et ma ligne un fil que la Parque tranchera.

Deux versions du même récit de Villiers de l’Isle Adam, poème en prose et nouvelle,

            L’a­ven­tu­rier se ris­quait de nuit, au mi­lieu des sé­pulcres des an­ciens rois de ces contrées pa­ci­fi­ques et, les sa­coches de pier­re­ries au fond de la bar­que, re­mon­tait les fleuves au clair de lune. Sé­duit, tou­te­fois, par les miel­leux discours du co­lo­nel Sombre, il don­na dans une em­bus­cade, et pé­rit au mi­lieu d’af­freux sup­plices.

 Villiers de l’Isle Adam, « El Des­di­cha­do ».

Continuer la lecture de « Deux versions du même récit de Villiers de l’Isle Adam, poème en prose et nouvelle, »

Quelquefois on a envie d’être méchant, ou au moins de faire semblant de l’être, avec Max Aub

Je l’ai d’abord tué en rêve, ensuite je n’ai pu m’empêcher de le faire vraiment. C’était inévitable.

Je l’ai tué parce que j’étais sûr que personne ne me voyait.

Il m’a dit que cette affaire ne l’intéressait pas. Je ne tiens pas à éclaircir les raisons personnelles qui n’ont rien à voir avec cette histoire. Il m’a assuré qu’ailleurs il achetait ses chaussettes de laine bien moins chères. Ce n’était pas possible. Je les lui laissais au prix coûtant. Je les soldais parce que j’avais un pressant besoin d’argent. Il m’a sorti qu’il les achetait deux cinquante de moins la douzaine. C’était un mensonge indécent. Et il fallait voir avec quelle certitude, avec quel sérieux il m’affirmait ça, en fumant un mauvais cigare. Je l’ai fait avec le poids de deux kilos qui était sur le comptoir.

Vous n’avez jamais tué personne par ennui, parce que vous ne saviez que faire ? C’est amusant.

Il m’a brûlé avec une cigarette, très fort. Je ne dis pas qu’il l’ait fait volontairement, mais la douleur est la même. Il m’a brûlé et m’a fait mal, j’ai vu rouge et je l’ai tué. Moi non plus, je n’avais pas l’intention de le faire, mais j’avais cette bouteille à la main.

Il tua sa petite sœur la nuit des Rois parce que tous les jouets étaient pour elle.

Je l’ai tué parce qu’ils m’ont donné vingt pesos pour que je le fasse.

il m’avait mis un morceau de glace dans le dos. Le moins que je puisse faire était de le refroidir.

Comment peut-on m’accuser de l’avoir tué alors que j’avais oublié que mon pistolet était chargé ? Tout le monde sait que je n’ai pas de mémoire. Alors maintenant on va dire que c’est ma faute ? Ça, c’est un comble.

Max Aub, Crimes exemplaires, Phébus libretto.