Toutes ces années avant de découvrir la poésie de Benjamin Fondane

La tempête va tout balayer — qu’elle vienne !—
Plus l’écume d’un seul oiseau
entre moi-même et le regard.

Le grand vent se pose partout,
il vérifie la solidité des astres —
mais où est-il passé l’espace ?

La solitude vient — est-ce bien la dernière ?
Quelqu’un déjà tourne de l’œil
dans un naufrage sans mémoire.
Voici que des soleils très mûrs
marquent l’éveil des insomnies
— mais où est-il passé le temps ?

Je sens qu’il faudra être grand
dans cette solitude vierge
que vient de balayer le vent —
oiseaux plus grands que neige…
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Face au texte : rumination

Combien de fois faut-il répéter un mot pour qu’il ne veuille plus rien dire, pour qu’il perde toute saveur ?
Dira-t-on qu’il s’agit de le répéter, de le ressasser, de le remâcher ou de le ruminer ?

Vœu préliminaire du détective fantôme

Mon peu de terre avec mon peu de jour
Et ce nuage où mon esprit embarque,
Tout ce qui fait l’âme glissante et lourde,
Saurai-je moi, saurai-je m’en déprendre.

Il faudra bien pourtant qu’on m’empaquette
Et me laisser ravir sans lâcheté
Colis moins fait pour vous, Éternité,
Qu’un frais panier tremblant de violettes.

Supervielle, Gravitations

Je n’ai pas le droit, je suppose, mais Henri Michaux…

Quelque part, quelqu’un

Quelque part quelqu’un est chien et aboie à la lune
Quelqu’un est né chinoise et maintenant elle a dix-sept ans
Quelqu’un c’est une blonde et sa sœur est vive, véritablement pétulante
Quelqu’un son père est highlander
Quelqu’un… et puis ça lui a retenti sur les reins et maintenant fini, il dit qu’il aime autant mourir à l’hôpital
Quelqu’un il a de grosses solives à sa maison
Quelqu’un, il veut encore un peu de crème. Mais l’autre quelqu’un, c’est l’existence de Dieu qui le chipote
Quelqu’un vient d’avoir un moment de fierté qu’il expiera durement
Quelqu’un, il pleut
Quelqu’un, cette fois il pleut fort
Quelqu’un les gens d’à côté rentrent à l’instant
Quelqu’un il n’y a pas eu de brise aujourd’hui, et la houle de fond est encore forte
Quelqu’un, il pleut toujours, mauvais pour le toit
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En voilà un dont j’ai toujours aimé l’étrangeté

POUR ANNA BLUME

O toi, bien-aimée de mes vingt-sept sens, je te aime. — Toi tu te, je te, tu me.
— Nous ?
Ceci (soit dit en passant) ne convient pas ici.
Qui es-tu, fille indéchiffrable, tu es — — es-tu ? — Les gens disent que tu serais. Laisse-les dire, ils ne savent même pas où se dresse le clocher. Tu portes ton chapeau aux pieds et te promènes sur les mains, sur tes mains tu te promènes.
Oh ! là là ! tes habits rouges striés de plis blancs. Rouge j’aime Anna Blume, rouge je te aime. Toi tu te, je te, tu me. — Nous ?
Ceci (soit dit en passant) convient aux froides passions.
Anna Blume, rouge Anna Blume, comment disent les gens ?
Mise à prix :
1. Anna Blume a un grain.
2. Anna Blume est rouge.
3. De quelle couleur est le grain ?
Bleue est la couleur de tes cheveux jaunes.
Rouge roucoule ton grain d’oiseau vert.
Toi simple fille dans ta robe de tous les jours, toi animal vert bien-aimé, je te aime. — Toi tu te, je te, tu me. — Nous ?
Ceci (soit dit en passant) convient à la boîte aux passions.
Anna Blume ! Anna, A-N-N-A, j’égrène ton nom. Ton nom goutte doucement comme de la graisse de boeuf chaude.
Le sais-tu Anna, le sais-tu bien ?
On peut te lire aussi à l’envers, et toi, toi la plus belle de toutes, tu es à l’envers comme à l’endroit :
A-N-N-A.
Gouttes de graisse de boeuf me caressant le dos.
Anna Blume, toi animal de gouttes, je te aime.

Kurt Schwitters, ANNA BLUME.

(affiché en 1919 dans les rues de Hanovre)
Remerciements à Marc Dachy (traducteur) et aux éditions Ivréa (Paris)

Un jeu en forme d’exercice moral pour octobre

Le jeu de l’imposteur
Imaginez que vous êtes un imposteur. Dites-vous que la position que vous avez atteinte est usurpée. Figurez vous que tout ce que vous avez acquis est le fruit d’un vol. Persuadez-vous que l’estime qu’on a pour vous est imméritée. Faites le compte de vos mensonges et de vos infamies secrètes. Remémorez vous les moments de votre vie que vous avez préféré oublier.

Un texte inédit et passablement déplaisant, pour août

Ton visage n’est pas probant ; il est mou, inachevé, ni jeune ni vieux, difficile à reconnaître et difficile à mémoriser. La silhouette n’est guère caractéristique non plus… Tu es petit, mais pas assez pour que cela en fasse un signe distinctif.
D’où mon problème, sans doute… Pour l’instant les murs du centre et les médicaments t’ont tenu à distance, mais un jour, tu me retrouveras, je le crains. Tu te faufileras, tu passeras entre les barreaux…
La première fois que je t’ai tué, je devais avoir dix ans, au camping du bord de l’Ardèche. Tu m’as dit quelque chose, je parviens plus à me souvenir quoi, mais c’était désagréable et vexant ; certainement un truc grave, comme « Tu n’existes pas » ou « Tu ne mérites pas de vivre ». Nous étions sur la grève, au milieu des galets, maigres et gauches dans nos maillots de bain. J’ai ramassé une pierre, la plus grosse que j’ai pu, si grosse même qu’on a eu du mal à le croire par la suite. Je l’ai abattue sur ta tête, qui a craqué, qui s’est déformée sous le choc. La force du coup t’a jeté dans l’eau, gamin désarticulé, pauvre poupée. La pierre ensanglantée a fait un bruit mat en retombant sur les galets. L’eau a rougi. On a en parlé dans le quotidien régional, j’ai vu les articles jaunis, longtemps après.
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Supermarché en chantier

RETOURNONS AU SUPERMARCHÉ

Bienvenue au grand palais du néant :
parallélépipède posé là
qui ne ressemble à rien
Pas de rythme dans la façade :
le concept de fenêtre lui échappe
il connaît seulement la porte

Le supermarché est ceint de places de stationnement
rangées comme des tombes dans un cimetière militaire
(quelquefois cependant en épis ou en quinconce)
La dialectique du parking veut toujours inscrire
le plus de voitures possibles dans un espace donné
comme les corps dans le cimetière

En guise de cénotaphes
les cahutes qui abritent les chariots
Ils sont enchaînés les uns aux autres
comme jadis les forçats
qu’on emmenait vers leurs lieux d’embarquement
Guère de plaisir à les libérer cependant
À côté de la porte, toujours les remugles malodorants
(une hallucination olfactive persistante ?)
comme à l’entrée d’un local à poubelles
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