La voix passive, traduction d’un poème de Laura Da’

Poétesse et enseignante, Laura Da’ vit à Seattle. Elle appartient à la tribu des Shawnee de l’Est. On peut consulter la version anglaise du poème sur le site poetryfondation.org : Passive Voice”.

J’utilise une astuce pour expliquer aux élèves
comment éviter la voix passive.

Entoure les verbes.
Ajoute « par les zombis »
après chacun d’entre eux.

Si les mots ont été dévorés
par ces morts-vivants avides de chair
alors, c’est la voix passive.

Je me demande si ces
sixièmes s’en souviendront
pendant les vacances d’été
quand ils passeront à pied
en rentrant chez eux
des parcs de Yellowstone ou Yosemite
devant les panneaux historiques
qui signalent le site d’un village indien Continuer la lecture de « La voix passive, traduction d’un poème de Laura Da’ »

Sites, un seul poème en trois parties, de Paige Buffington

Parfois, il faut que je traduise un poème, celui-ci est d’une poétesse navajo vivant actuellement au Nouveau Mexique, Paige Buffington. Pour lire l’original en anglais, c’est ici :

La photographie d’une petite fille navajo est d’Ansel Adams.

Route n° 11

Les collines montent et ondulent, cuivrées et solitaires comme la selle laissée par l’aîné des oncles de la famille. Nous approchons des panneaux routiers troués par des balles, des murs couverts de citations bibliques du vieux magasin où le nomade et le désespéré dansaient, plantant leur paume dans la poitrine de ceux qu’ils aimaient ou qu’ils affrontaient.

Voici le vallon où les parents ont porté le matelas du mort ou du mourant pour le brûler — où les cousins se sont rassemblés pour tirer sur des bouteilles, de la vieille vaisselle, le chien qui avait tué quatre moutons.

Voici aussi le terrain où la sœur a sa demeure.

Voici l’endroit où les filles ont arrêté leur vélo pour écouter les détonations, voir les lapins s’éparpiller, où elles ont poussé du pied les cartouches vides, où elles ont regardé la fumée et la poussière monter jusqu’à cacher les corbeaux, couvrir le lever de lune —

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Un bouquet d’épines – Remix mash-up pour Erolf Totort

ronce photo snv.jussieu

Épines adventices
indésirables, tenaces
hôtes rebelles à la marge
aventurières de la zone
à vous fréquenter
on ne repart pas sans écorchure

Vous n’êtes pas de haute futaie
de vieille lignée
mais sauvages et familiers
ascètes des terres ingrates
vous dormez dehors
en terrains vagues

Épines dans le pied
bien pensant
vous semez un désordre punk
au jardin français
et n’offrez vos fruits
qu’aux vagabonds

Prunellier qui constelles
de perles bleues
givrées de pruine
la clôture que tu chiffonnes
âpre, astringent, et piquant
Épine noire pour résumer

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« Les mensonges que je dis », un poème de Sara Borjas

Encore une fois, personne ne l’a demandé, et je n’ai probablement pas le droit de le faire, mais après avoir lu et écouté Sara Borjas, je n’ai pas résisté à l’envie de traduire « Lies I tell ». Sara Borjas vient de publier son premier recueil, Heart like a Window, Mouth like a Cliff.

Les femmes ont une fenêtre sur le visage : c’est vrai. Je ressemble à ma mère : c’est vrai. Je tiens à vous dire que je ne suis pas comme elle : c’est vrai. J’ai honte de marcher dans un corps de femme : c’est vrai. Je voudrais retirer tout ce que je dis : c’est vrai. Une fenêtre est quelquefois un miroir. Elle peut aussi être une porte : c’est vrai. Quand elle était une petite fille, ma mère dormait dans une cahute sans fenêtres avec une seule porte : c’est vrai. Ma grand-mère claquait les fenêtres : vrai. Les mains d’une mère sont plus fortes que Dieu : vrai. On utilise souvent des fruits pour décrire une meurtrissure; un coup, prune ou châtaigne : vrai. Continuer la lecture de « « Les mensonges que je dis », un poème de Sara Borjas »

Étienne Jodelle « J’aime le lierre aussi, et sa branche amoureuse »


D’Étienne Jodelle, dans Les Amours (1574)

J’aime le vert laurier, dont l’hiver ni la glace
N’effacent la verdeur en tout victorieuse,
Montrant l’éternité à jamais bien heureuse
Que le temps, ni la mort ne change ni efface.

J’aime du houx aussi la toujours verte face,
Les poignants aiguillons de sa feuille épineuse :
J’aime le lierre aussi, et sa branche amoureuse
Qui le chêne ou le mur étroitement embrasse.

J’aime bien tous ces trois, qui toujours verts ressemblent
Aux pensers immortels, qui dedans moi s’assemblent,
De toi que nuit et jour idolâtre, j’adore :

Mais ma plaie, et pointure, et le Nœud qui me serre,
Est plus verte, et poignante, et plus étroit encore
Que n’est le vert laurier, ni le houx, ni le lierre.

Espèces d’espace, comme disait Perec

Tout de suite, très simplement, il y a tout d’abord le carrefour. Une fois qu’il est dépassé, on tend à regretter le chemin que l’on n’a pas suivi, mais en même temps, à la croisée des chemins, on ressent un inconfort qui nous pousse à emprunter ou l’un ou l’autre. Serait-il possible d’habiter cette incertitude, le lieu d’où les chemins divergent, d’y rester, d’y faire sa maison ?
Très simplement, il y a, ensuite, le paysage. Dès qu’on le voit, dès qu’on l’aime, on voudrait s’y trouver, le toucher de près, y être inclus, et lorsqu’on l’approche, il disparaît. On comprend alors qu’il n’existait que dans la distance qui nous séparait de lui. Sans doute, cela a-t-il un lien avec l’essence du désir. Continuer la lecture de « Espèces d’espace, comme disait Perec »

Le mort oublié de mai 68 et les grenades de la gendarmerie nationale

Une histoire qui me trotte dans la tête depuis longtemps… Il n’y a pas eu de morts lors du mai 68 français répète ce que l’historien Chris Reynolds appelle le convenient consensus, « l’unanimité commode », et on a beau montrer que c’est faux, l’information ne prend pas, ne s’impose pas, ne modifie pas le récit.

Paul Lepic à contretemps

Tout petit déjà, Paul était contrariant et entêté, facilement décidé à jeûner plutôt qu’à manger son assiette de soupe. À Paris, Georges Pompidou construisait le centre Beaubourg et les voies sur berge… Vasarely et l’Op Art sur tous les murs. Ailleurs, poussaient les centrales nucléaires. Tout était en place pour aller de l’avant. Le futur devenait automobile, il suffisait d’y monter. 

Alors, on ne sait quelle irritation l’a pris, quel besoin précoce de désobéir… Il est soudain parti dans l’autre sens, vers le passé, à contresens, à contretemps. Il a étudié le latin et le grec que l’on commençait déjà à abandonner ; rien ne lui plaisait comme la poussière des vieux livres.

Personne ne le suivait, et cela aurait dû l’inquiéter. Il s’est retrouvé largué, seul dans son canot, dans son château, dans sa tour d’ivoire.

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Un futur d’utopie musicale, écrit pour le spectacle À demain, de la compagnie des Grandes Personnes

Le cercle de John Coltrane (Open Culture)
Demain, les très anciennes recherches sur la musique des sphères, sur l’harmonie céleste, ont enfin abouti. Pendant des siècles on s’était demandé ce qui unissait les sept notes de la gamme et les sept planètes. Par quelle harmonie musicale secrète les astres tournaient-ils dans le ciel sans tomber, sans se cogner ? Quand on a enfin entendu les airs venus des étoiles, l’harmonie de l’univers s’est révélée. Sa tessiture est devenue palpable et audible, et nos guerres, nos disputes, nos vieilles querelles sont tombées dans l’oubli. D’autres voyages sont devenus possibles. L’harmonie céleste ! La musique des sphères !
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