Chez nous, chez eux

Chez nous, plus les tableaux aux murs sont nombreux, plus la vue en est réjouie ; au Japon, ils sont d’autant mieux appréciés qu’ils sont moins nombreux.

Nous plantons dans nos jardins, à dessein, des arbres qui portent des fruits ; les Japonais apprécient d’autant mieux leurs nivas, ou jardins, qu’ils ne donnent que des fleurs.

Nous avons des cheminées ; les Japonais des cotacçus couverts, au milieu de la maison.

Européens & Japonais, traité sur les contradictions et différences de mœurs, écrit par le R. P. Luis Frois au Japon, 1585, trad. Xavier de Castro [?], éditions Chandeigne, Paris.

Infortunes du poète

Après avoir passé de longues semaines, puis des mois et finalement des années à étudier la langue des morts pour pouvoir communiquer avec eux, le poète se trouva soudain démuni, lorsqu’il dut parler à nouveau avec des vivants. Plus personne ne le comprenait.

Fragment de Maldoror

Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion ? Où est passé ce chant… On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l’ont gardé.
Isidore Ducasse-Lautréamont, Les Chants de Maldoror.

Exhortations

Aiguise tes couteaux
Mets un caillou dans ta chaussure
Avec armes et sans bagages
décampe
Prends ombrage
Brise la trêve
Rabats joie et trouble fêtes
Bois sans soif et pisse vinaigre
Fomente une rébellion
Cours, cours, à corps perdu
à tue tête
Entretiens le malaise
Mords les chiens
Frotte du sel sur tes plaies
Fuis le repos
Pleure sans cesser de courir
Piétine, enjambe, brasse
Chemine, chemine encore
Conspire, dissipe tes trésors
Déraisonne, dépense
jusqu’à ton dernier sou
ta dernière chemise, ton dernier souffle
Cours toujours
Si tu as faim, mange ta main
mais garde l’autre
pour te faire un sang d’encre
et des doigts de plume

Le traître

En toute innocence, malgré la succession des années, il resta tellement troublé par la duplicité des itinéraires — toujours au moins deux chemins pour atteindre le même but — et par l’ambiguïté du langage — toujours au moins deux sens pour un énoncé — qu’il indiqua aux Perses la manière de contourner les Thermopyles, aux Sarrasins celle d’encercler Roland, et dénonça presque malgré lui Jean Moulin à la Gestapo.

Face au texte : Enfant terrible

Toujours face à la page, face au destin, face au silence, l’avoue : malgré son âge, lui montent des révoltes, des énervements. Alors, devient Hun, devient Néron. Il faut qu’il saccage, dévaste, brise, profane. Puis, patiemment, recollant les morceaux, restaurant les couleurs, fabrique un petit texte neuf à partir des ruines.

Quelquefois, car on n’est pas toujours héroïque, prétend que c’est un autre qui s’est livré à cette destruction, que le Hun est l’autre, alors est double.

 

Les cahiers de Marle Bévis : 7. Les Variations

On croyait Marle Bévis mort, aphasique ou voué aux bredouillements séniles, or, voici que le vieux littérateur fait paraître aux éditions Pôle-Nord, un roman court et acéré intitulé Les Variations. C’est une nuit de décembre à Strasbourg, et la neige tombe pour la première fois de l’année. Dans l’opéra du Rhin, une jeune pianiste prodige et japonaise, que son amant vient d’abandonner, joue les Variations Goldberg de Bach. Et toute l’action du roman se déroule pendant l’heure vingt-trois minutes de musique qui sépare l’aria initiale de celle de clôture. Du bord de l’Ill, on suit l’errance d’un sans-abri d’origine croate, puis une dispute conjugale dans une péniche naviguant sur le canal Rhin-Rhône ; à la taverne, la beuverie de trois cadres de la société générale alsacienne, dont l’un, sans l’avouer, vient de dissiper des millions qui ne lui appartenaient pas. L’amour, le chagrin, la trahison reviennent, comme les thèmes des Variations dans la partition. Une larme tombe sur l’ébène des touches, et l’on ne sait décider si ce livre est un vrai texte humain ou une ultime escroquerie, spécialement cruelle et subtile.

 

Les cahiers de Marle Bévis : 6. Est-il question de vous dans le journal intime de Marle Bévis ?

Parce qu’il serait tragique qu’une seule des pensées qui traversent cet esprit d’exception se perdît, Marle Bévis, devenu vieux, tient un journal. Il y consigne ses idées noires, ses haines, médit de ses amis et de ses anciennes maîtresses, s’essaie au chantage et à la calomnie.
Pour notre plaisir, il y tient aussi un catalogue de ses maladies. Chacune des petites infirmités qui l’assaillent l’indigne. Elle participe du complot universel visant à lui nuire, à nier à son génie. En retour, il accable notre époque de son mépris, au point qu’elle peinera à s’en remettre. Avec l’âge, ses provocations deviennent plus frénétiques, il regrette parfois Torquemada, Mussolini ou la Préhistoire.
N’imaginez pas que Marle Bévis est au bout du rouleau ! Tel Victor Hugo, il a réussi, pas plus tard que le week-end dernier, à culbuter la nounou philippine de son petit-fils, sans qu’elle ose protester.
Il médite encore de grands projets, un « truc à foutre par terre les lettres françaises » ainsi qu’un prix littéraire destiné à détrôner le Goncourt.
Qui supportera la senteur un peu surie qu’exhalent ces pages sera récompensé par une poignée d’anecdotes attendrissantes sur le chien de Marle Bévis, plus aimable à ses yeux que tous ses contemporains.

Les cahiers de Marle Bévis : 5. Saga signée Marle Bévis

Parce qu’il n’est jamais là où l’on s’attend qu’il soit, Marle Bévis descend de son escabeau et renoue avec le genre qui a fait son succès, la grande fresque romanesque contemporaine. Les États-Unis forcément, des héros nord-américains et blancs, comme dans les feuilletons télévisés. Couleur locale : un peu de côte est, des Bostoniens ; un peu de côte ouest, mojitos et palmiers. Un zest de nature sauvage, du vent dans les séquoias, un grizzli qui passe, échappé de l’école du Montana. Un long trajet en Plymouth modèle 1971, quelques courriers électroniques, un peu d’internet, un meurtre, un manuscrit volé, une avance d’un million de dollars, la liaison passionnée d’un homme mûr avec une très jeune fille, d’origine cherokee, aux seins lourds et aux cuisses fuselées, et c’est plié, c’est broché, c’est en pile au rayon culturel dans tous les centres Leclerc de France.

Les cahiers de Marle Bévis : 4. Marle Bévis dans la tourmente

C’est au tour de notre oiseau de haut-vol de pourfendre le politiquement correct. Même s’il hésite un peu devant l’expression « droit de l’hommisme », on est puriste ou on ne l’est pas, il tonne à longueur de pages contre les défenseurs des fainéants, des assistés, des migrants etc.
Dressé sur son célèbre escabeau, bravant la bourrasque intellectuelle, il fulmine. Si d’aventure les clameurs d’indignation s’apaisent, Marle Bévis dénonce la conspiration du silence qui entoure sa philosophie. Quand elles reprennent, il en appelle à la liberté d’expression et déplore l’impossibilité de débattre sereinement de ces questions vitales.
Si son verbe est parfois violent, c’est pour mieux entamer le catéchisme monolithique de la bien-pensance.
Parmi les travaux d’Hercule auxquels il s’est attelé, en sus du nettoyage des écuries d’Augias et de l’éradication de la psychanalyse, figurent la rénovation du naturalisme, le renvoi de l’individu moderne à ses entrailles boursouflées, et l’assimilation de l’amour humain aux ébats des chiens.
Sa plume pourfend avec intrépidité la mauvaise foi des éditorialistes. Elle prédit la vente à l’encan des grandes valeurs classiques françaises sur un souk mondialisé et métissé.

— Silence, abjects mercenaires de la pensée unique !

Solitaire et persécuté, léchant ses plaies à vif, Marle Bévis relit Voltaire pour l’acidité, Maurras pour retremper son âme, et secoue sa crinière de vieux lion.
Une fois rasséréné, il retourne à ses fourneaux,  touiller la misanthropie aigre qui traînait dans le fond de nos antiques casseroles.