Tout de suite, très simplement, il y a tout d’abord le carrefour. Une fois qu’il est dépassé, on tend à regretter le chemin que l’on n’a pas suivi, mais en même temps, à la croisée des chemins, on ressent un inconfort qui nous pousse à emprunter ou l’un ou l’autre. Serait-il possible d’habiter cette incertitude, le lieu d’où les chemins divergent, d’y rester, d’y faire sa maison ?
Très simplement, il y a, ensuite, le paysage. Dès qu’on le voit, dès qu’on l’aime, on voudrait s’y trouver, le toucher de près, y être inclus, et lorsqu’on l’approche, il disparaît. On comprend alors qu’il n’existait que dans la distance qui nous séparait de lui. Sans doute, cela a-t-il un lien avec l’essence du désir. Continuer la lecture de « Espèces d’espace, comme disait Perec »
Un pari impossible : filmer les hésitations de l’écriture
Face au texte : Si le livre est un théâtre
J’ai vu, près de Melleray dans la Sarthe, un spectacle de Claude Esnault, mais spectacle n’est pas le bon mot, et son travail échappe à toute catégorisation facile. Faut-il dire une performance plastique et textuelle, un rituel théâtral, et sûrement pas une « pièce » de théâtre, car on n’est plus aux pièces ? Après tout, Claude Esnault travaille le silence, la matière, la langue, le drame, le montage et le démontage, et on ne s’étonnera pas des difficultés à trouver le mot juste quand il s’agit de frôler l’indicible.
Toujours est-il que pendant le grand pan silence de cette création, une idée, quelques mots, presque des phrases se sont gravés dans ma tête. Les dois-je à Claude Esnault ? Là encore, il n’y a pas de réponse simple. Disons qu’il s’agit de l’écho de son travail dans la caisse de résonance, la caisse à raisonnement de mes propres préoccupations.
Face au texte à nouveau, seul face au texte comme il convient, face à une altérité, à une matérialité ardue à se représenter, mais aussi face à un trésor épars et chaotique, un grenier plein de souvenirs, je vois soudain que le livre est un théâtre. Cela a la netteté d’une intuition longtemps restée obscure.
Chaque page qui se tourne est un rideau qui s’ouvre sur un nouveau décor, une nouvelle action. Entre les coulisses blanches, sur l’avant-scène, l’action est là, sonore est graphique. Les mots entrent en scène, dialoguent, jouent leur rôle et puis s’en vont. Ils ont un corps, une présence, une voix silencieuse, une âme.
Continuer la lecture de « Face au texte : Si le livre est un théâtre »
Le figuier, arbre aux fables
Nain peut-être
au royaume des lettres
souvent les fruits poétiques
paraissent hors de portée
pourtant, je m’obstine et
me hisse sur la pointe des pieds
Mais heureusement cet arbre-ci
un peu plus au sud
incline sa ramure et ses énigmes
jusqu’à moi
sans fatigue
Son tronc ?
Gris, lisse
parfois tors, déviant de la verticale
se livre à des penchants capricieux
Ses branches ?
sinueuses, cassantes
annelées ou bourgeonnantes
Son ombre ?
Dense et fraîche
aurait tenté le serpent
d’y abriter son intrigue
Son parfum ?
Riche et sucré
pour peu qu’il soit chauffé
au soleil d’été
Ses feuilles ?
Vernissées, de forme aussi variée
que les interprétations d’un verset sacré
auraient aidé les parents premiers
à cacher leur nudité
Continuer la lecture de « Le figuier, arbre aux fables »
Le jeu par excellence
Peter Bichsel non plus, je ne le connaissais pas. Ses Histoires enfantines, il a fallu qu’on me les lise, à voix haute, comme à un enfant, pour que je m’y convertisse. Dès lors, je suis entré dans le cercle réduit des zélateurs de cet étonnant recueil, parmi des étudiants d’origine suisse, des habitués du club des poètes, rue de Bourgogne à Paris, et quelques originaux perdus dans les campagnes.
C’est un livre qui est longtemps resté introuvable, épuisé dit-on… Pourtant aucune hémorragie n’avait vidé ses pages de leur sens et de leur non-sens, de leur drôlerie et de leur tristesse. Continuer la lecture de « Le jeu par excellence »
Je viens
Je ne sais pas quand j’arriverai
mais je viens
Ni la fièvre ni le vent
ni les barricades ni les émeutes
ne m’arrêteront
Je ne sais pas comment
mais je viens
En wagon, en frégate, en chariot
en barque, en vélo
je viens
Continuer la lecture de « Je viens »
Le mort oublié de mai 68 et les grenades de la gendarmerie nationale
Une histoire qui me trotte dans la tête depuis longtemps… Il n’y a pas eu de morts lors du mai 68 français répète ce que l’historien Chris Reynolds appelle le convenient consensus, « l’unanimité commode », et on a beau montrer que c’est faux, l’information ne prend pas, ne s’impose pas, ne modifie pas le récit.
Paul Lepic à contretemps
Tout petit déjà, Paul était contrariant et entêté, facilement décidé à jeûner plutôt qu’à manger son assiette de soupe. À Paris, Georges Pompidou construisait le centre Beaubourg et les voies sur berge… Vasarely et l’Op Art sur tous les murs. Ailleurs, poussaient les centrales nucléaires. Tout était en place pour aller de l’avant. Le futur devenait automobile, il suffisait d’y monter.
Alors, on ne sait quelle irritation l’a pris, quel besoin précoce de désobéir… Il est soudain parti dans l’autre sens, vers le passé, à contresens, à contretemps. Il a étudié le latin et le grec que l’on commençait déjà à abandonner ; rien ne lui plaisait comme la poussière des vieux livres.
Personne ne le suivait, et cela aurait dû l’inquiéter. Il s’est retrouvé largué, seul dans son canot, dans son château, dans sa tour d’ivoire.
Hécatombe de marronniers
Malgré sa taille
j’ai du mal à m’y intéresser
Comme le platane
j’ai l’impression
qu’il est banalement
planté en rangées ou en allées
par des édiles ou jardiniers
sans imagination
On appelle d’ailleurs « marronnier »
un article de journal
récurrent et peu intéressant
Pourtant le marronnier
triomphant en saison
de fleurs blanches
coniques ou pyramidales
et de grandes feuilles composées
à sept ou cinq folioles
est sans doute le premier arbre
que j’ai appris à reconnaître
même si ses fruits étaient étrangement
homonymes de la grosse châtaigne
cuite ou confite
Continuer la lecture de « Hécatombe de marronniers »
Un futur d’utopie musicale, écrit pour le spectacle À demain, de la compagnie des Grandes Personnes
Demain, les très anciennes recherches sur la musique des sphères, sur l’harmonie céleste, ont enfin abouti. Pendant des siècles on s’était demandé ce qui unissait les sept notes de la gamme et les sept planètes. Par quelle harmonie musicale secrète les astres tournaient-ils dans le ciel sans tomber, sans se cogner ? Quand on a enfin entendu les airs venus des étoiles, l’harmonie de l’univers s’est révélée. Sa tessiture est devenue palpable et audible, et nos guerres, nos disputes, nos vieilles querelles sont tombées dans l’oubli. D’autres voyages sont devenus possibles. L’harmonie céleste ! La musique des sphères !
Continuer la lecture de « Un futur d’utopie musicale, écrit pour le spectacle À demain, de la compagnie des Grandes Personnes »