L’Algérie d’entrée transforme mon voyageur en benêt, il dit merci cent fois par jour, sourit à tout le monde et s’émerveille de tout, comme frappé d’insolation ou enivré par un enchantement.
Il faut dire qu’il est accueilli avec une amabilité et une grâce si parfaites qu’il se sent immédiatement comme dans son propre pays.
Sur le boulevard, en bordure d’Alger, en bordure de la mer, un chauffeur de taxi crée un espace de prière, en posant un petit tapis sur un coin de trottoir, et là il est seul et recueilli avec son Dieu, malgré la circulation automobile.
Le soleil d’hiver là-bas ressemble à celui de notre printemps, et les taxis collectifs inter-wilayas reluisent. Des hommes en burnous crient « Biskra, Biskra ! », car on attend que la voiture soit remplie pour partir.
Enfin, le taxi démarre, fusée un peu suicidaire lancée vers le Sud. Sa galerie siffle comme une harpe éolienne.
Il souffle un grand vent de poussière, un grand vent de fumée de pots d’échappement, mais les hommes ne deviennent pas fous et se contentent de plisser les yeux pour mieux voir.
Ici, semble-t-il, on n’a pas le culte du passé, pas de dévotion pour les édifices anciens, par endroits le pays semble avoir surgi de terre il y a vingt ou trente ans.
On voit à l’infini, semble-t-il, et les nuées au loin projettent des ombres grandes comme un pays. Une averse passe là-bas tout au fond, et les bergers peut-être partiront et y conduiront leurs maigres troupeaux, à paître une herbe tout juste poussée.
Sur les bords de la route, au long de plateaux désertiques, la faune et la flore semblent être de sacs en plastique. Blancs, noirs ou roses, ils volettent comme des oiseaux, rampent comme des reptiles, s’accrochent aux buissons épineux comme des fleurs.
Vu de la route, le pays est couturé de traces de guerre, fortifications, échauguettes et barbelés, barrages sur les routes, militaires, gendarmes et policiers, sans que l’on sache si la guerre est finie ou si elle se poursuit, larvée et souterraine.
Dans la montagne, sur le plateau et dans la plaine, les oueds sont encaissés, creusés, concassés, comme si l’eau voulait s’enfuir, s’enterrer, pour échapper à l’ardeur du soleil.
Le paysage est travaillé de labours, de remblais à une échelle immense, et le voyageur ignorant peine à imaginer le but de ce travail infini et titanesque sur la plaine poussiéreuse.
Les chantiers de construction sont si nombreux, tant de bâtisses neuves sont commencées qu’il faudrait des dizaines de milliers de maçons pour les finir toutes, alors que certaines tombent déjà en ruines.
Le visiteur est hanté par les montagnes des Aurès à l’horizon.
L’appel descendu des minarets avant l’aube se mêle au son des radios et des télévisions qui s’allument, et le voyageur est réveillé tôt. Il est entré en terre d’insomnie et de miracles.
Biskra dans le soleil de l’aube, les minarets de l’autre côté et à main gauche, au milieu du lit rocailleux de l’oued, avec sa petite coupole verte, le tombeau de Sidi Zerzour, Monseigneur l’Étourneau, un des saints patrons de la ville. Depuis des siècles le petit édifice résiste à toutes les crues.
À Biskra, combien émouvants, les fragments démembrés de palmeraie, où subsistent de vieux palmiers poussiéreux et abandonnés, les ruines éboulées et érodées des murs de toub, terre crue mêlée de bouse et de paille ; les plafonds percés, leurs piliers en tronc de palmier, leurs lattis en palme.
Toujours là, dans une rue du vieux Biskra, la grande maison et le jardin de la famille Ben Ganah, caïds et grands seigneurs, alliés aux Turcs puis aux Français, bras armés de la colonisation, collecteurs d’impôts, etc.
Méditant à la zaouïa de Sidi Mohamed Sadek ben Ramdan ; parfumé et doté d’un chapelet à grains de pierre à la zaouïa de Sidi Mohamed Lakhdar, disciple du précédent ; admirant mihrab et niches ; une petite porte donne sur le tombeau du cheikh, recouvert d’une toile verte brodée de lettres d’or, sur laquelle est posé un chapelet géant de mille grains pour les grandes prières et récitations.
On appelle Jérusalem Al-Qots, Israël « l’entité sioniste », et le visiteur sent qu’il serait compliqué d’en discuter.
Dans le Sud, la compagnie des femmes manque à l’Européen ; dans les maisons, elles sont invisibles ; les étudiantes filent au loin. Parfois, on peut tout de même discuter avec une petite fille, timide d’abord, puis familière. À Alger, en revanche, avec une famille kabyle installée tout près du centre, la petite fille boude, mais on converse autant qu’on veut avec les femmes.
Le pays est tellement rebelle et farouche que sur les plaines, les plateaux, les étendues et les étendues, les cailloux choisissent de se poser pointe en l’air, au grand dam du marcheur.
Ici, on sait qu’il faut arroser son Français avec soin, thé, café, et surtout eau minérale, sinon il sèche, se fane et finit par tomber.
L’hospitalité ? Comment la décrire autrement qu’en disant que le voyageur qui se considérait lui-même comme quelqu’un de plutôt hospitalier, comprend soudain à quel point son accueil était frileux… Les hôtes bienveillants donnent sans le vouloir le moins du monde une sévère leçon d’hospitalité, et nous avons toujours été loin du compte. D’ailleurs, ici on ne compte pas.
En levant la tête, on se sent pris de respect pour le palmier, et pour le cultivateur, qui y grimpe, non pas seulement une fois pour la récolte, mais cinq fois, pour la fécondation des fleurs, la taille des palmes, l’allégement des régimes.
Le vieux cheikh de la zaouïa de Tolga grand, droit et mince, a fait creuser sa tombe à côté de celle de son maître, et elle l’attend. Il reçoit l’étranger avec gentillesse, mais il est absorbé par une contemplation, une prière perpétuelles qui lui donnent l’air absent. Sur la photo souvenir, ses yeux sont clos.
Dans la zaouïa, depuis toujours, on peut bénéficier d’une médiation judiciaire, toutefois seulement pour les procédures qui n’ont pas encore fait l’objet d’un jugement.
Le vent de la montagne souffle dans la tête du touriste, il poursuit « le vent de sa tête », mais l’expression « suivant le vent de sa tête » est une mauvaise traduction, il faudrait comprendre qu’il s’agit d’une attirance magnétique, d’une possession par les djinns, d’une inspiration surnaturelle.
Jadis, à une autre époque, le visiteur serait allé de zaouïa en zaouïa copier les manuscrits vénérables, porteurs de la sagesse et des illuminations des anciens cheikhs, et l’hospitalité ne lui aurait jamais fait défaut. Son âme aurait été éduquée.
Le visiteur a rencontré un cheikh qui avait le téléphone portable vissé à l’oreille, sous la capuche de son élégant burnous blanc, et on aurait dit qu’un ange lui parlait.
La route traverse Aïn Naga, « l’Œil de la chamelle ».
La mère et la sœur de cet homme aimable sont mortes de froid et de faim dans un des camps de regroupement constitués par l’armée française pour vider la montagne de ses rebelles et de ceux qui les ravitaillaient.
Perdu parmi les cailloux rouges, en pleine montagne, un lourd éclat de métal encore tranchant et hérissé effraie le voyageur, il pèse du poids d’une vieille guerre française. Bombes sur les moutons et les bergers ! Bombes sur les architectures vénérables des guelaas ! Bombes sur les manuscrits anciens des zaouïas !
« Les saints lèvent dans l’Ahmar Khaddou comme les blés dans les champs. » Parole du cheikh Si Brahim ben Si Saddoq.
Si la vallée de l’Oued Abiod a été taillée à coups de dent, celle de l’Oued Abdi a été modelée à coups de langue.
Avec la luminosité du ciel, avec un paysage qui dispose à la clarté d’esprit, le visiteur ose une intuition : malgré les difficultés, les retards, il y a ici une énergie, un talent, une curiosité, une générosité qui finiront par triompher. D’ailleurs, Si Abderrahmane a prédit une grâce, une facilité particulière pour l’Algérie.
Les règles hiérarchiques, les raisons de montrer un respect particulier pour tel ou tel paraissent plus subtiles, moins liées au costume, à la position sociale et professionnelle qu’en France. Tel vieillard presque en haillon se verra saluer avec une politesse exquise.
La souche d’un palmier de Ksar Ouled Youb, abattu par les soldats du général Desvaux en janvier 1859, se mit à saigner. C’était un palmier qui avait un nom, on l’appelait Sidi Abdelkader, d’après Sidi Abdelkader Djilani, bien sûr !
Louée soit T’kout, ville des tailleurs de pierre, des courants d’air froids, venteuse et parfumée de tabac mêlé de brins de genévrier, et sa mosquée Sidi Abdeslam au mihrab multicolore, et sa fontaine inépuisable comme le lait maternel ! Ô T’kout, le grand marché d’été de l’ancienne capitale des Beni bou Sliman !
Louée soit Menaa, enroulée sur sa colline, et la vieille zaouïa qadiriyya Ben-Abbès aux arcs-boutants bas, vivante et chaleureuse, pleine d’enfants joyeux qui étudient la religion, tandis qu’un jeune disciple se prépare à lancer l’appel à la prière.
Louée soit, au bout de la piste presque impraticable, Tibermacine, vénérable zaouïa, ruinée et oubliée dans la montagne, parmi les blocs rocheux, les arbustes épineux, les anciennes seguias qui témoignent du patient travail des anciens. Y sont enterrés le cheikh Si Saddoq et ses fils. Mystiques plus que guerriers, ils ont passé des années en prison, après l’échec de leur insurrection, sans jamais dévier de leur voie.
Révérence aux guelaas des Aurès, à Djemina, aux villages de Ghoufi, bâtis dans les falaises, accrochés sur des pentes impossibles, citadelles du vertige, incrustées dans le roc, lévitant au-dessus du monde.
Visitant l’un après l’autre, des sites épiques et inoubliables, le touriste européen, habitué à évoluer en troupe, s’étonne d’être le seul touriste européen.
Sur la route qui descend des montagnes, plaques de gypse, perdrix et loup, ou chacal, qui traverse la route et regarde négligemment la voiture par-dessus sa croupe, comme si le véritable propriétaire des lieux, c’était lui.
Cette touffe d’herbe dure et ligneuse servait à tresser couffins, sandales, nattes.
À l’oasis, on jouit de l’ombre zébrée, parfaitement architecturée des palmiers. Au coucher du soleil les palmes diffractent les rayons. Une volée d’oiseaux !
Aux oasis, grande maison familiale de terre crue, ruinée, organisée autour d’un patio à ciel ouvert, comme une villa romaine, sinon que chaque mère de famille y possédait sa cuisine et son foyer, contre un muret situé devant la porte de sa chambre, et la bergerie est attenante.
De l’argile restant après le modelage d’Adam, Dieu a fait le palmier, pour qu’il lui serve de tente, dit un hadith faible, c’est-à-dire moins souvent repris par les docteurs de la foi.
Comment le touriste expliquera-t-il la splendeur de la lumière d’hiver ici, nour dit-on. Même les paupières fermées, on en reste ébloui. Plus besoin de lunettes pour lire.
Dans une zaouïa qadiriyya de Biskra, le dhikr vibre et ébranle les limites de l’individu, vibre et bâtit un mur de son qui sature l’espace, vibre et édifie un dôme, une mosquée de voix humaines, vibre et somme le Dieu.
Près de Biskra, un établissement de soins par ensevelissement dans le sable brûlant a fermé à la suite de quelque crise cardiaque, mais on projette de le rouvrir.
Merci pour les citronniers, les orangers, les figuiers qui donnent ici des fruits plus beaux et meilleurs qu’ailleurs !
Parmi le roc, dans les éboulis, dans la terre rouge et ferreuse, l’eau a tracé les failles où poussent les oasis de la montagne.
Chez les hommes issus des Ouled Abderrahmane, des Ouled Youb, certains savent et se souviennent, mais ils sont sereins et peu diserts.
En cas d’accident, d’avanie du sort, un peu de fatalisme et beaucoup d’humour vous aideront.
Quelqu’un parle d’une tradition africaine de liberté et d’anarchie, de sociétés qui ne voient émirs, princes ou généraux, qui ne voient l’État qu’au moment des insurrections et des guerres, et qui, le reste du temps, se contentent égalitairement des fruits de leur terre et de leur travail.
Pays jeune, pays d’enfants qui rentrent de l’école par petits groupes animés, sans adultes, comme jadis dans les campagnes françaises.
Au crépuscule, on voit parfois des feux de poubelles le long des routes. Personne ne semble craindre l’incendie. Peut-être n’y a-t-il pas assez de végétation pour qu’il se propage.
La galette fourrée aux dattes, bradj, qu’une femme invisible mais bienveillante a préparée pour vous, donne des forces et rassasie pour une demi-journée. Et le lendemain, quand on en retrouve un morceau oublié dans une poche, on échappe à nouveau à la faim.
Un ministre, comme l’ogre dont il porte presque le nom, a dévoré, avec un entrepreneur de travaux publics, huit fois les fonds nécessaires pour construire l’autoroute.
Un père énervé et découragé, car il ne réussit pas à se procurer une insuline adaptée à l’âge de sa fille diabétique.
Les dromadaires passent au loin, et dans les montagnes, des ânes redevenus sauvages.
Salut à la librairie du Tiers-Monde à Alger ! Salut aux cafés accueillants de la ville, aux terrasses et aux places. Salut à ses orangers !
Sur la piste de l’aéroport d’Alger, un vol d’étourneau retarde le décollage, dernier signe de Sidi Zerzour.