Malgré sa taille
j’ai du mal à m’y intéresser
Comme le platane
j’ai l’impression
qu’il est banalement
planté en rangées ou en allées
par des édiles ou jardiniers
sans imagination
On appelle d’ailleurs « marronnier »
un article de journal
récurrent et peu intéressant
Pourtant le marronnier
triomphant en saison
de fleurs blanches
coniques ou pyramidales
et de grandes feuilles composées
à sept ou cinq folioles
est sans doute le premier arbre
que j’ai appris à reconnaître
même si ses fruits étaient étrangement
homonymes de la grosse châtaigne
cuite ou confite
Et je m’arrête un instant
sur le moment capital et intrigant
de la nomination
Comment aimerait-on
protégerait-on
ce dont on ne connaît pas le nom ?
C’était au jardin du Luxembourg
simulacre poussiéreux de nature
pour une enfance parisienne
près des ânes et d’un guignol
si cruellement moqueur
qu’on en avait peur
Un mystère : pourquoi abandonner au sol
ce luxueux jouet d’acajou
échappé d’une ébénisterie naturelle
gainé d’un plastique vert et piquant
alors que quatre cure-dents ou allumettes
suffisaient à le transformer en bête
qu’il était encore projectile
déformant les poches des polissons ?
Quel animal disparu se chargeait
de manger ce fruit
immangeable et lourd
de le porter, de le disperser
pour assurer la dissémination de l’espèce ?
Fallait-il que le marron roulât
seul dans les pentes
qu’un ruisseau le charriât
vers l’aval ?
Qu’il vienne donner son nom à une couleur
comme l’orange
malgré son amertume
et sa relative toxicité ?
Roule le marron
et cette liberté, et cette errance
me rappelle
là-bas le marron
esclave insurgé
enfui vers d’impénétrables montagnes
une fois dégagé
de l’appareil quasi médiéval
qui l’enchaînait
comme la bogue
Jamaïque, Antilles, Haïti
des insoumis, des amoureux de liberté
Pourtant marronnier d’Inde on l’a baptisé
alors qu’il vient aussi peu d’Inde
que moi ou que la dinde
Peuplant toute l’Europe avant l’ère glaciaire
il ne subsistait que dans les montagnes de Macédoine
d’où il a reconquis le monde
En France le premier pied
aurait été importé d’Istanbul
où le Sultan s’en serait servi
pour soigner des chevaux
trop vite essoufflés
d’où son nom savant
aesculus hippocastanum
« châtaignier à chevaux »
À l’hôtel de Soubise,
ou près de la tour du Temple
il aurait été planté
en seize cent quinze
par un nommé Bachelier
En seize cent cinquante
on le retrouve au Jardin des Plantes
L’un des premiers à le décrire
est un Flamand d’Artois
Charles de L’Écluse
ou Carolus Clusius
importateur aussi des tulipes
et des pommes de terre
un temps directeur à Vienne
d’un jardin merveilleux
Son bois n’est guère solide ni durable
différentes médecines alternatives
lui cherchent un usage médicamenteux
mais les résultats semblent douteux
Aujourd’hui les édiles de la ville
ont prononcé l’arrêt de mort
des marronniers du Luxembourg
touchés par une épidémie
Hélas, le bûcher de mon enfance
ne chauffera pas grand monde
car le marronnier est mauvais combustible