Comme les autres enfants de mon temps, affalé, j’ai lu des « illustrés » comme on disait, en vrac, Tintin ou Gaston Lagaffe d’André Franquin, un vrai rebelle lui, mollement mais définitivement insurgé contre les obligations les plus élémentaires de la vie. Je plongeai tout un été dans les westerns nordiques de la grande forêt, Le Tueur de daims, Le Dernier des Mohicans, Le Lac Ontario, Les Pionniers, La Prairie de Fenimore Cooper, suivant des coureurs des bois à travers un monde nostalgique qui se savait voué à disparaître ; je les relirais bien des années plus tard en même temps que mon fils, et ils n’auraient rien perdu de leur saveur.
Il y eut aussi les romans de la comtesse de Ségur, avec une vague impression de dégoût à la lecture des Malheurs de Sophie, mais de l’enthousiasme pour Le Colonel Dourakine, déjà les Russes ! Sans famille d’Hector Malot, tiré de la bibliothèque de ma grand-mère, me fait encore rêver ; Les Cinq Sous de Lavarède de Paul d’Ivoi, délicieux de fantaisie, mais aussi la série des Jalna de la Canadienne Mazo de la Roche, des torrents d’eau de rose et de nature sauvage, et première lecture sans doute d’une scène érotique un peu floue (si du moins on exclut du genre les fessées de la comtesse de Ségur), que j’imagine commencée sous l’orage, dans des vêtements trempés, poursuivie au coin de la cheminée massive du manoir vaguement gothique de Jalna… Mon Amie Flicka, Le Fils de Flicka, etc. de Mary O’Hara, pour les chevaux, et surtout les paysages imaginaires du Wyoming.
C’étaient des lectures de jeune fille du temps passé. Je piochais dans la bibliothèque d’enfance de ma mère et de mes tantes et, à certains égards, j’étais une jeune fille du temps passé, j’en avais du moins la pudeur et la délicatesse un peu ostentatoire, et comme certaines demoiselles sentimentales sans doute, le goût pour les rebelles, les obstinés, les désobéissants. Heureusement, pour me sauver de la noyade dans l’eau de rose, j’accompagnai Arsène Lupin, empruntai ses déguisements et ses identités usurpées, Victor de la brigade mondaine ou Barnett de L’Agence Barnett et Cie, sa solitude, la vie d’avant la Première Guerre, l’honnêteté foncière dans la malhonnêteté, le goût du détail, cette marque des dents dans une tablette de chocolat… Il fit entrer tous ses complices par la fenêtre, le journaliste Rouletabille, le bagnard Chéri Bibi, Fantômas cher à Robert Desnos, Rocambole etc.
Comme pour tant d’autres enfants de cette époque, il y eut aussi La Gloire de mon père, Le Château de ma mère et Le Temps des secrets de Pagnol, couleur d’été et de vacances… appris par cœur sur quelques phrases avec mon frère Christophe, et nous nous les récitions, malgré notre horreur pour la chasse : « Après l’épopée cynégétique des bartavelles, je fus d’emblée admis au rang des chasseurs, mais en qualité de rabatteur, et de chien rapporteur. », parce qu’il était le seul livre emporté lors d’un séjour en Angleterre, et que la lecture nous était un besoin vital. Peut-être aussi parce qu’il nous faisait penser au Diois de nos propres vacances. Je soupçonnais cependant une forme de falsification dans cette Provence enfantine et morale.