À partir de la fin du 19e siècle, des immigrés espagnols se sont installés dans la Plaine-Saint-Denis pour travailler dans l’industrie, chez Saint- Gobain, à la tréfilerie Mouton, fabricant de fils de fer, ou aux verreries Legras.
Chez ces mêmes verreries Legras, au début du 20e siècle la police a trouvé des enfants de moins de treize ans employés comme ouvriers, alors que c’était déjà interdit. Ils étaient revendus par des trafiquants de chair humaine qui les achetaient à leurs parents en Espagne.Les Espagnols du quartier, il paraît qu’on les appelait quelquefois les «Pingouins » ou les « Pois chiches » ; on devait trouver qu’ils se contentaient de salaires trop bas.
Pour se loger, ils ont construit dans les interstices entre les usines, sur des terrains abandonnés, ou vendus par les maraîchers. D’abord, c’était que l’on appelle des bidonvilles, juste de l’auto-construction, avec les matériaux disponibles, puis, une fois qu’ils ont eu un peu plus d’argent, des maisons en dur, parfois inventives. Quand la République a triomphé en Espagne, en 1931, certains sont rentrés au pays. D’autres, plus nombreux, sont arrivés en 1939, quand la République a sombré sous les coups des franquistes. C’était un village vivant et solidaire de petites rues dépourvues d’égouts, d’eau courante et d’électricité, jusque dans les années 1950. Au fil du temps, ses habitants se sont dotés d’un dispensaire, d’une chapelle, d’un centre culturel, le Hogar, qui existe toujours.
Dès les années 50, d’étranges zigotos s’intéressèrent au quartier de la Petite Espagne et c’est dans un de ses cafés, surnommé la « Taverne de la révolte » par les ouvriers du coin, qu’ils se réunirent pour la première conférence de l’Internationale Lettriste, le 7 décembre 1952. C’étaient des poètes donc des gens un peu bizarres, un peu fous. Qu’est-ce que le lettrisme ? On dirait que ça veut pousser la poésie au-delà des mots. J’imagine qu’un poème lettriste donnerait quelque chose comme « Canal (Il y a parfois des mots), Lacan… Can, can, can, iiiiiiii, can, can, oooooo, ta, tua, to, ta, to, can, can, Lacan, canal » (Il faut quand même que ça se boucle, un poème).
Même si l’un des poètes habitait Aubervilliers, de l’autre côté, vers la rue des Noyers, s’ils se retrouvaient là, c’était surtout parce qu’ils pratiquaient la dérive psychogéographique. Un grand mot. La dérive, c’était partir à l’aventure dans la rue des villes, zigzaguer ou marcher tout droit, les redécouvrir, dénicher la vie qui s’y cache, les signes qui y dorment, alors qu’en ville, la plupart du temps, nous reproduisons toujours les mêmes parcours. Alors se libérer, c’est s’extraire de ces itinéraires forcés, qui sont une forme de servitude, comme si nous étions enchaînés à une meule et que nous tournions toujours en rond, bref, conquérir le droit de dériver et de rêver dans l’espace.
À la fin de la séance, les lettristes ont déchiré en morceaux la conférence qu’ils avaient laborieusement rédigée, l’ont mise dans une bouteille et l’ont jetée dans le canal, juste au bout de la rue Gaëtan-Lamy, qui s’appelait à l’époque rue de la Justice. Parmi eux, il y avait Guy Debord, le plus célèbre, celui qui a son allée autour du centre commercial du Millénaire, mais aussi Jean-Louis Brau, qui essayait de réaliser un film intitulé La Barque de la vie courante, Serge Berna, et Gil J. Wolman qui, selon ses amis, avait été journaliste à Combat, membre des Jeunesses communistes, capitaine sur la « Rose Bayadère », tricoteur, chasseur d’Afrique dans l’Allemagne occupée, poète au C.N.E., trafiquant dans la casbah d’Alger, routier dans les environs du Cap Nord, barman à Pompéi. Wolman était fort, il avait dépassé le lettrisme, lui, avec les mégapneumes ; il n’y avait même plus de lettres, on faisait ça avec le souffle seulement, aspirations, expirations. J’imagine : « hhhhh, hhhhhhh, fff, fff, hhh ».