Parcourant la forêt des mots comme un coureur des bois solitaire, descendant au fil de l’écriture, dévalant la page comme dans un léger canoë d’écorce de bouleau, silencieux, marquant à peine la surface, je me souviens du Dernier des Mohicans, publié aux États-Unis en 1826. La mélancolie qui en émane tient pour partie à l’atmosphère crépusculaire d’une terre d’ethnocide, voir de génocide que le reste du XIXe siècle confirmerait. Les 38 Dakotas racontés par Layli Long Soldier, Wounded Knee, etc.
D’ailleurs, ce canot ne m’appartient pas, je l’ai emprunté sans me gêner, peut-être pas à un Mohican, mais au moins à un Chippewa ou Ojibwe.
Tandis que je suis emporté par ce sombre courant de pensée, arrivent les massacres commis par la colonisation française en Algérie, par exemple les enfumades de tribus entières réfugiées dans des grottes, en 1844 et en 1845. Les soldats y allumaient un brasier de bois vert, asphyxiant femmes, enfants et hommes. Existe-il une parenté entre le crime américain et le crime français ? Les uns payaient pour les scalps des rebelles, les autres pour les oreilles coupées. Y avait-il de part et d’autre un désir d’anéantir ces peuples si puissamment ancrés dans les terres convoitées ?
Mais un canot d’écorce de bouleau est un bien frêle esquif pour naviguer au-dessus d’un tel abîme.
J’ai lu pas mal de textes anciens sur l’Algérie, je n’ai pas trouvé d’appel au génocide, mais il en existe peut-être. En tout cas, le châtiment des tribus révoltées, razzia du cheptel et des récoltes, abattage des arbres fruitiers, destruction des villages, déportation, les laissait au bord de l’extinction.
Pour les États-Unis, je ne sais pas, j’ignore si Lyman Frank Baum, l’auteur du Magicien d’Oz, fait de l’ironie quand il écrit dans son journal en 1891, justement à propos du massacre de Wounded Knee : Le Pioneer a déjà déclaré que notre sûreté repose sur la totale extermination des Indiens. Les ayant volés et maltraités pendant des siècles, pour protéger notre civilisation, assumez un dernier crime et effacez ces créatures indomptées et indomptables de la face de la terre.
En tout cas, nous autres Français, avec l’aide de nos radicaux, de nos socialistes, avons toujours été doués pour noyer dans un brouillard de sentimentalité et de grands principes nos crimes anciens …
Et nos crimes contemporains…
Parce que ce n’est pas fini, sur d’autres esquifs trop frêles, on meurt en face de nos côtes.
Le canot d’écorce de bouleau glisse sur une eau très noire, sur un abîme insondable. Va-t-il s’enfoncer et couler sous le poids de ces crimes ?
Face à leur lourdeur effroyable, de celle qui vous courbent vers la terre, vous écrasent, vous enterrent, je suis obligé de ne pas trop m’appesantir.
Que pèsent ces morts oubliés, ces voix défuntes, ces ultimes soupirs ?
Que pèse une larme ? Que pèse un fantôme ?
Un canot d’écorce de bouleau ?