L’Anabase, je l’ai lue dans les œuvres complètes, en trois volumes de chez Garnier-Flammarion que je possède encore. Ce furent, si mes souvenirs là encore ne me trompent pas, les premiers livres achetés avec mon argent de poche. Je les choisis dans les rayonnages de la librairie qui se trouvait à l’étage du BHV, rue de Rivoli, rive droite. J’ai donc traversé seul la place de l’Hôtel-de-Ville au milieu des passants, puis l’Asie inconnue avec dix mille mercenaires grecs, fantassins et cavaliers, qui tentaient de rentrer chez eux, en traversant une multitude de contrées hostiles. Suivirent les autres traités de Xénophon, dont L’Hipparque, bizarre manuel de cavalerie, début d’une longue orgie de littérature ancienne que mon père et la bibliothèque de ma tante Françoise ont contribué à nourrir…
D’Homère, L’Iliade eut d’abord ma préférence, et plus qu’Achille, un peu pleurnicheur, Diomède, le fils de Tydée, ou le « petit » Ajax, fils d’Oilée, car ils n’hésitaient pas à affronter les dieux quand ils faisaient incursion sur le champ de bataille. Hérodote et l’anneau qui rend invisible ou la tribu libyenne partie en guerre contre le vent brûlant, et disparue dans le désert, ou encore le roi de Perse faisant fouetter la mer parce qu’elle avait détruit ses vaisseaux… Et j’enchaîne sur les historiens grecs et latins, encore avec le désir de les lire tous, nourrissant une prédilection pour les récits de résistance à l’expansion de l’empire romain, alors que c’était avant la sortie du premier opus de Star Wars qui s’appellerait La Guerre des étoiles. Du coup, j’aimais davantage Polybe que Tite-Live, Plutarque que César, plus Diodore de Sicile que Tacite. J’étais carthaginois avec Hannibal, macédonien avec Philippe V, épirote avec le roi Pyrrhus, juif pendant le siège de Jérusalem par l’armée romaine, numide avec Jugurtha. J’étais Spartacus, j’étais gaulois ou breton avec Vercingétorix ou Boadicée. Plus un titre était difficile à trouver, plus je le cherchais sans réussir à mettre la main dessus, plus j’avais l’impression qu’il contenait un élément essentiel à ma rêverie ou à ma recherche. J’en arrivai à lire en anglais des traductions d’auteurs que je ne trouvais pas en français. À l’époque du lycée, je connaissais assez précisément l’histoire et les légendes de l’Antiquité pour persuader mes professeurs de latin ou de grec que je comprenais vraiment les textes qu’ils nous faisaient traduire, alors que je connaissais plutôt les histoires qu’ils racontaient.
J’imagine que ces lectures anachroniques ne devaient pas me rapprocher de mes camarades de classe, et elles me paraissent un peu bizarres aujourd’hui. La première erreur du baron Frankenstein est d’avoir étudié la médecine tout seul, dans des livres absolument anachroniques et inappropriés. Je devais être silencieux, et soudain, comme d’autres obsédés, affreusement bavard, quand s’offrait une occasion de déballer mes antiquités.
Je me demande s’il n’y avait pas quelque chose de très délibéré dans ce choix, comme une décision d’avoir une passion pour échapper à la tristesse glaçante qui me prenait parfois, comme une révolte contre l’époque qui me paraissait morose, grise et médiocre, bref pompidolienne.
Dans ma mémoire cohabitent plusieurs versions de la genèse de cette monomanie. À vrai dire, certains épisodes importants de mon enfance, comme s’il s’agissait de contes ou de manuscrits médiévaux, existent sous plusieurs formes, dont certaines présentent des variantes incompatibles. Il est possible que quelqu’un m’ait expliqué que le seul moyen de sortir du désespoir était de se doter d’une passion, de se lancer dans une collection. Il est même possible que ce conseil m’ait été donné par ma mère, mais je ne suis sûr de rien.
Les connaissances que j’avais acquises sur l’Antiquité m’envoyèrent voyager en Grèce pendant plusieurs années. Elles eurent aussi la conséquence inattendue et sans doute pénible pour ma mère d’aboutir à la naissance d’un jeu encombrant aux règles complexes, destiné à reproduire les grandes batailles de l’Antiquité et de multiples conflits imaginaires. Il couvrit le sol d’une chambre de l’appartement par intermittence. Il y avait les tours de siège et les engins inventés par la poliorcétique antique, les éléphants d’Hannibal, les cavaliers numides, les frondeurs des Baléares, les archers crétois, les phalanges macédoniennes, les immortels du roi de Perse, les invincibles et obstinés Spartiates, que mes frères et moi avions dessinés sur des carrés de papier, vus d’au-dessus. Je crois qu’ils ne fuyaient jamais le champ de bataille.
Une vie dans les livres