Quant aux filles, c’est autre chose. Jamais fille chaste n’a lu de romans ; & j’ai mis à celui-ci un titre assez décidé, pour qu’en l’ouvrant on sût à quoi s’en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page, est une fille perdue : mais qu’elle n’impute point sa perte à ce livre ; le mal était fait d’avance.
Jean-Jacques Rousseau, préface à La Nouvelle Héloïse.
Outre le risque de dévoiler l’étroitesse de l’expérience de leur narrateur ou narratrice, la banalité de ses fantasmes, une brutalité excessive ou une sophistication oiseuse, le texte érotique court le danger, une fois ôtés les oripeaux de la bienséance et du bon goût, de le laisser à contretemps, elle ou lui, l’auteur, nu comme un ver ou un comme un singe, la narratrice, aussi déshabillée que la paume de la main ou la vérité sortant des eaux.
Et comment s’assurer du consentement des divers participants à cette écriture et à cette lecture ? Ou même qu’ils aient l’âge adéquat ?
Y aurait-il comme pour les gestes, les caresses, une nécessité de gradation, des signaux à donner, pour que lectrice ou lecteur puisse s’échapper à temps, refermer le livre ou enjamber lestement les pages incriminées comme on repousse des avances malvenues ? Doit-on montrer d’un doigt inquisiteur ces lignes, les renverser d’une manière révélatrice, les colorier d’un incarnat qui les distinguât du reste ?
Peut-être d’abord mentionner d’abord, doucement, prudemment, la «main», le mot «épaule», avant de s’engager sur des surfaces plus intimes, avant d’accéder au trouble de la chevelure ?
Encore faut-il que le texte contienne des pages innocentes (à défaut de pages innocents) où reposer en sécurité, sans avoir à s’assurer qu’aucun œil lubrique ne guette par le trou de la serrure, qu’aucune main fébrile n’est serrée sur la poignée de la porte.
Une fois ces préliminaires écartés, reste à aborder le sujet ou la sujette avec une franchise qui n’exclut pas la délicatesse, pour ne rien froisser, et commencer en douceur. Il ou elle va toujours être question de mots fussent-ils dits à voix basse, d’expressions fussent-elles chuchotées ou haletées.
Quel mot pour saisir le corps dans son ensemble ? Contrairement à l’image, le texte ne donne pas à voir le corps en seul instant, il le détaille au fil de ses phrases, dans un ordre qui devient lourd et charnu de signification. Où s’attarde-t-il ? D’où monte-t-on, d’où descend-on ? La phrase passera-t-elle par là ou par ici ? Faut-il insister sur tel point sensible ?
Ah, le texte érotique, remarquera-t-on, saisissant l’occasion d’empoigner la question et de la trousser, qui ne se représentera peut-être pas de sitôt et dans une posture aussi intéressante, se montre rarement interrogatif. Alors que la question, pas seulement celle qu’inflige le bourreau amoureux, la bourrelle enflammée, et la négation qui, repoussant l’exécution, aménagent des hésitations, des aveux, offrent bien des explorations possibles, des investigations intéressantes.
Il ou elle est peut-être regrettable de s’en tenir aux modes habituels, à l’impératif ou l’indicatif, même s’il faut reconnaître des mérites à ce dernier, qui permet peut-être à l’égarée et à l’éperdu de retrouver ce qu’ils cherchaient depuis un long moment, coquillage nacré parmi les algues ou serpent sous les fleurs. Se fait regretter l’absence dans la conjugaison du conjonctif qui unit et, dans la déclinaison, celle du duel, réservé à ce qui fait deux. On pourrait aussi désirer davantage de subjonctifs, puisqu’il accroît les verbes de prolongations tellement inattendues, les orne d’accentuations, montées et descentes, si bizarres, qu’elles en paraissent presque barbares et nous subjuguent, sans oublier le circonflexe, ce dernier issu d’un mot bas-latin signifiant opportunément « courber, ployer autour ».
Cette impossibilité de saisir le corps tout entier, de l’embrasser en une seule formule, contraint le texte, le ligote à la nécessité de tâtonner par litote, métonymie ou synecdoque, à nommer le tout par la partie, vagabondant partout, sans pouvoir rien saisir, tel l’amant ou l’amante décrit par Lucrèce, dont les mains errent sur la forme aimée, sans réussir à rien définitivement saisir. À moins qu’on ne soit poétesse ou poète et qu’on libère, sans sombrer dans un ridicule qui nuirait au désir, des métaphores à la fois prenantes et amples, peut-être pas l’étalon ni la chienne ou l’éléphante, pas plus que le piston et la culasse, ni le soc de la charrue et le sillon comme dans Lucrèce, mais par exemple le sac et le ressac ou l’amertume fluide des Amers de Saint-John Perse.
Trop souvent, cette domination exclusive du détail aboutit à une réduction fétichiste du corps à un de ses éléments, qui par métonymie encore, est censé faire surgir ou offrir l’ensemble. À chacune et à chacun son obsession intime, mais le paragraphe peut vite devenir infantile ou outrageusement simplificateur en résumant ainsi le corps. À la fin, l’appariement textuel ne se produit plus avec un individu, avec l’une ou avec l’autre, mais seulement avec telle partie d’elle ou tel morceau de lui, alors qu’en réalité, si une éclipse de la personnalité peut bien se produire, elle existe sans doute comme vibration ou tremblement tout au long de l’être, et pas seulement comme réduction en un unique lieu du corps. Parfois on est appauvri, dévêtu jusqu’à l’os, (jusqu’où j’ose), résumé violemment, par la métonymie.
En outre, outre passant, ce domaine d’écriture, elle le regrette, il s’en attriste, s’accommode mal de la franchise, pour peu qu’on ait le vocabulaire chaste. Souvent, la nomination écrite se montre fastidieusement explicite ou ordurière ou médicale, et du coup triomphent les délices de l’hypocrisie, de la tartufferie. Dans ce champ textuel, les réalités sont voilées, les mots à double entente, les formules détournées, et le langage est comme un déshabillé galant qui feint de cacher les appas pour mieux les faire saillir, entre les mains pâles d’une romancière, sous l’étreinte convulsive d’un écrivain, tous deux de l’ère victorienne mais pas forcément victorieux. Les mots ont l’air de ne pas y toucher, mais ils effeuillent !
On marquera au passage, sans s’attarder trop pesamment, en effleurant tout au plus le sujet ou sa reine dévêtue, l’hésitation presque langoureuse du lexique sur les parties du corps, le sein au singulier, les seins aux pluriels, la gorge qui monte ou qui descend, le téton, le tétin, et le flanc, et toutes les autres choses. Jusqu’au vocabulaire qui promène ses hésitations historiques, ses fausses pudeurs, comme la caresse sénile d’un académicien penché sur son lexique, d’une académicienne myope avec ses tablettes.
La langue peine en sus à nommer les acteurs, l’actrice et l’acteur de l’exercice, dans les cadres étroitement corsetés, avec les lacets, trop serrés (qui la lace trop serrée ?) d’une grammaire normative, puisque les amants se trouvent en quelque sorte, en quelque part, un peu en dehors d’eux-mêmes, elle hors d’elle, et lui hors de lui.
D’ailleurs, la langue écrite, celle qui n’est pas mouillée de salive, pose une équation entre la personnalité ou la conscience d’une part, et le corps de l’autre : quand la marquise sort, ce n’est pas hors d’elle, la volonté et le corps semblent ne faire qu’un, et il n’y a pas de place pour les mouvements et les phénomènes que le désir provoque en elle ou en lui, et réciproquement, et dans lesquels la volonté peut défaillir. Quand le marquis s’appelle Sade, bien sûr, il en va autrement.
À déplorer enfin, en effet, la dissolution du féminin dans le pronom pluriel désignant les amants, « ils », à moins d’en inventer un nouveau, une nouvelle, qui la laisse paraître, elle, en sa splendeur native et nacrée, il-elle ou aile-île, ailée lui, ou la zélée et l’ilote.
Enfin plutôt que de livrer au public, à la publication, ces mélanges, ces hésitations, élans, confusions et halètements, pour résumer ces salades salées de fleurs et de fruits, tous très privés, toutes très secrètes, peut-être ferait-on mieux, plutôt que de les écrire sur du papier ou de les coucher sur la feuille, de les écrire directement sur le corps de l’aimé, sur les courbes de l’amante ; de les écrire sur l’une avec une encre un peu grasse, pour que par contact, par transfert, ils s’imprimassent sur l’autre, de l’un sur l’autre ou lune sur l’un.