Bienvenue au grand palais du néant :
parallélépipède posé là
qui ne ressemble à rien
Pas de rythme dans la façade :
le concept de fenêtre lui échappe
il connaît seulement la porte
Le supermarché est ceint de places de stationnement
rangées comme des tombes dans un cimetière militaire
(quelquefois cependant en épis ou en quinconce)
La dialectique du parking veut toujours inscrire
le plus de voitures possibles dans un espace donné
comme les corps dans le cimetière
En guise de cénotaphes
les cahutes qui abritent les chariots
Ils sont enchaînés les uns aux autres
comme jadis les forçats
qu’on emmenait vers leurs lieux d’embarquement
Guère de plaisir à les libérer cependant
À côté de la porte, toujours les remugles malodorants
(une hallucination olfactive persistante ?)
comme à l’entrée d’un local à poubelles
Un supermarché, des paquets de bonbons
des étagères, une variété
inutile qui provoque l’accablement
À l’aide, à moi, je ne sais pas
Zola pour l’encyclopédisme didactique ?
Hugo pour le lyrisme effréné de la description des égouts de Paris
ou Francis Ponge pour sa précision prudente ?
Venez m’aider au supermarché
Il faut réussir à passer l’obstacle des portes vitrées
automatiques :
si elles ne s’ouvrent pas c’est que vous tentez d’entrer par la sortie
Roulez chariots
roulez vers l’ouest lointain
Courez vers des aubes plus belles.
Marchez ! Supermarchez !
Ici en effet règne l’impératif
Hélas, seul un très petit nombre de clients
en profite pour faire la course
sur le parking ou dans les rayons
Nous y sommes, le temple est décoré pour nous :
disposition calculée et labyrinthique des rayons
cérémonial, circuit et stations
déambulation, tout un rituel
Il y a des têtes de « gondole »
un mot qui transformerait les allées
en canaux d’une Venise de la consommation
Ce sont des points stratégiques
les industriels qui veulent y placer leur produit
sont soumis à un racket brutal
Il y a des rayons comme dans une ruche
On nous vend tout : la légèreté, la fraîcheur, la jeunesse
le commerce équitable, la saveur
l’agriculture biologique
la confiture de bons papas et bonnes mamans rubiconds
Et pourtant on en sort alourdi et vieilli et désillusionné
Quelque chose y inspire la violence ?
Massacre au supermarché…
S’il y a une cabine d’essayage
elle sert uniquement à faire tomber les jeunes femmes
dans une cave où elles sont violées
et d’où elles sont envoyées dans des bordels en Orient
les congélateurs pourraient receler de la viande humaine
Non, finalement non, il ne s’y passe rien
Si pourtant, parfois l’écolier y croise son instituteur
et découvre qu’il a une vie en dehors de l’école
et qu’il mange, je ne sais pas, des yaourts
Nous nous égarons
Nous nous perdons de vue
Nous tombons de Charybde en Scylla
Les poules qui pondent ces œufs ont un cul numérique
qui imprime sur chacun sa date de ponte
Qui chantera l’ail du Chili
le melon de Chine
ou les mérites saumâtres du glutamate
prodigieux exhausseur de saveur ?
Il faudrait une odyssée
il faudrait un Homère des supermarchés
Quelques livres, égarés
choisis parce qu’ils se vendent beaucoup
Où est la poésie ?
Indiquez-moi le rayonnage où la retrouver
Je tenterai de ne pas la perdre
Ô la grande fraîcheur qui règne au rayon sibérien
entre les yaourts et les fromages !
Les produits ménagers
nettoyants et désinfectants
sont d’une efficacité telle
qu’aucun germe, qu’aucune tache de sang
fût-elle réputée ineffaçable
comme le sang des innocents
ne leur résiste
Et de la poudre aux yeux, en abondance !
Et des tours de passe-passe !
On apprend au supermarché
que les chats urbains ont des litières
(comme les patriciens romains?)
et des jouets, qu’ils mangent des pâtées
ou même des terrines
Tout à fait parallèlement, peut-être au verso
des articles pour animaux
ce sont les produits pour bébé
couches, lingettes, petits pots insipides
à l’allure de vomissures ou de diarrhées
soigneusement stérilisées et empotées
laits maternisés
Si vous cherchez de l’eau en bouteille
par habitude ou parce que dans votre ville
l’eau du robinet est soudainement déconseillée
aux femmes enceintes et aux petits enfants
il vous faudra errer un long moment
dans les méandres des rayons
assaillis par des tentations mesquines
Une bouteille de Bergerac ?
Une tranche de Parmesan ?
Même les étalages de sous-vêtements féminins sont tristes.
Ô Père Dodu, comte Grey, crème Babette
Justin Bridou et vous surtout Monsieur Propre
priez pour nous
Allons, joignez-vous comme moi
au cortège des spectres
qui poussent leur chariot
l’air égaré, l’esprit en déroute
jusqu’à la caisse
Là, il ne faut pas parler de queue
mais seulement de file d’attente
tout poète sait ça
pour éviter des équivoques pénibles
du type « la queue s’allonge »
Ah qui chantera les mérites
de la caisse de moins de dix articles ?
Sans parler des princesses fatiguées
contraintes par quelle obscure malédiction
par quelle cruelle marâtre
à se farder hideusement
et à exercer l’emploi ingrat de caissière ?
Un tour de passe-passe de plus
et la caisse enregistreuse nous dira la vérité :
nous avons encore acheté
des choses dont nous n’avions pas besoin
et le total est plus élevé
que nous ne l’aurions souhaité
Le rêve épique connaît une triste fin
La randonnée prend des allures de débâcle
Heureusement, en sortant
avec les coupons de réduction et la carte de fidélité
grossièrement coloriés
qui ressemblent aux bons points
que distribuait jadis l’école
nous sommes nantis d’un ticket de caisse
sobre résumé de ce que nous sommes
de ce que nous mangeons
du papier que nous utilisons pour nous torcher
de ce que nous buvons
C’est plus précis qu’une carte d’identité
plus efficace qu’une confession
Supermarché ! Un mot d’époque
comme le supercarburant ou Superman
une dénomination publicitaire surannée
qui remonte à l’époque où
l’on avait la candeur de vendre
un « super » futur
Il deviendra « hyper » et puis
sans doute, plus de futur du tout
jouissons tout de suite
ne prévoyons rien
Fleuron du commerce et de l’industrie française
ô Casino, Carrefour, Auchamp, Leclerc
avant-garde de notre économie
pointée vers la Pologne ou vers la Chine !