Supposons une forme poétique ancienne, le randon, d’où découlerait le mot « randonnée »

Si faisant fi des préambules
on procède
on marche

Puisqu’on marche, vous et moi
cela suppose une distance
une durée soustraite à d’autres activités
Nous nous sommes évadés
Nous consommons une rupture sans éclat
avec ceux qui ne marchent pas

Si laissant voitures, chevaux, mulets
si faisant fi des préambules
on procède
on marche
on chemine

Le marcheur
par sa lenteur
agrandit l’espace
Il avance sous un ciel plus vaste

Il y a une lenteur assumée
une autre attention
un autre respect pour les flaques, les bornes
les arbres, les montées, les descentes
les fossés, les plantes adventices
les pierres, les cailloux
les alternances d’ombre et de soleil
la bogue de châtaigne

Si laissant voitures, chevaux, mulets
si renonçant à l’avion, au train
si faisant fi des préambules
on procède
on marche
on chemine
on pérégrine

Embrassons la pauvreté
le bagage doit être allégé
Le chemineau
mendie en chemin

L’apparition d’une maison, d’un hameau
fera figure d’événement
Les chiens d’ailleurs aboient pour le célébrer
Odeur de fumée, et feuilles qui volent

Si laissant voitures, chevaux, mulets
si renonçant à l’avion, au train, au tramway
si faisant fi des préambules
on procède
on marche
on chemine
on pérégrine
plus déterminé
que pour une simple déambulation

Avec la marche, vient une simplicité
une modestie
pédestre
piétonne
On fait attention à ses pieds
aux chaussures
à la dureté du sol
Le talon et l’orteil
prennent du relief

Si la marche se prolonge
entre chien et loup
on nous confondra
avec le rôdeur
le trimardeur
Serons-nous devenus
pour un temps, nomades
et suspects ?

Nous ne laisserons pas de traces
Nous ne marquerons rien
Nous ne foulerons pas aux pieds
simplement nous marcherons

Si laissant voitures, chevaux, mulets
si renonçant à l’avion, au train, au tramway
si faisant fi des préambules
on procède
on marche
on chemine
on pérégrine
plus déterminé
que pour une simple déambulation
que pour une flânerie
on marche

À nous les triomphes humbles
et immenses
passer le col
arriver au tournant
atteindre un sommet
apercevoir la flèche de la cathédrale
entendre la rumeur de la mer

Le silence entoure le marcheur
il le crée
de son ouïe lavée

Partis de bon matin
nous avons devant nous
après le tournant
nous avons sur les talons
les marcheurs de jadis
peut-être pèlerins à grand chapeau
bourdon et coquille Saint-Jacques
pérégrins
marcheurs de l’exil
marcheurs de l’exode
fuyant leurs villes bombardées

Nous sommes comme eux
oublieux des frontières
Parfois comme eux
nous portons un enfant sur le dos
pour soulager sa fatigue

Piétons d’une armée républicaine
mal vêtue et mal armée
épuisée et vaillante
marchant contre les régiments des princes

Ou désorganisés, civils
nous laissons dernière nous la guerre
plus enclins à aller de l’avant
sans armes et sans bagages
qu’à marcher au pas militaire

Méditant et rêvant
d’enjambée en enjambée
de pas à pas
plutôt comme un moine gyrovague
nous foulons
le ciment, le goudron
guère hospitaliers aux pieds
l’herbe, l’humus
plus accueillants
les cailloux roulants
qui fatiguent les chevilles
mais que nous aimons
la neige
la boue qui alourdit les souliers
mais pointons toujours le nez
vers les nuées

Si laissant voitures, chevaux, mulets
si renonçant à l’avion, au train, au tramway
si faisant fi des préambules
on quitte le toit familial
on procède
on marche
on chemine
on pérégrine
plus déterminé
que pour une simple déambulation
que pour une flânerie
on marche
on concentre l’espace
sous nos pieds

À la vérité
nous sommes faits pour cela
le déploiement de la force
qui prend plaisir
à l’effort
à l’élan
à l’ouverture, la fermeture
du compas des jambes
qui arpente le pays
et ne compte pas
les pas

Depuis la horde préhistorique
nous marchons
nous ouvrons le pays
nous ouvrons le paysage
comme on ouvre
un livre

Prédestinés pour la marche
bâtis pour la marche
nous vagabondons
nous errons
Cinq sous de Lavarède
en poche
Nous errons depuis la destruction du Temple
depuis la crucifixion

La pause fait partie de la marche
lacets défaits
la chute, la glissade
le repos
Assis sur un roc, sur un tronc
nous attendons la fin de l’averse
nous herborisons
et parfois nous perdons notre chemin
pour mieux le retrouver
une fois la carte repliée

La pensée est en marche
une pensée solide
une pensée simple
Si nous ambitionnons davantage
qu’une promenade
qu’une boucle
qui nous ramènerait
à notre point de départ
nous distancerons les philosophes
qui déambulent sous leur portique
les péripatéticiens
Aristote dans la cour du Lycée
Kant sur son avenue
de Königsberg
Rousseau et ses rêveries
de promeneur solitaire
car nous penserons
fortement
une pensée décantée
avec nos pieds
notre fatigue
une pensée de couteau et de pain
car la faim du marcheur est autre
une pensée de chiendent et de ronce
une pensée de roc et d’arbre foudroyé
car telle est la compagnie que nous tenons

Si laissant voitures, chevaux, mulets
si renonçant à l’avion, au train, au tramway
si désertant les villes et leurs mirages
si faisant fi des préambules
on quitte le toit familial
on procède
on marche
on chemine
on pérégrine
on avance
plus déterminé
que pour une simple déambulation
que pour une flânerie
on ne s’éparpille pas
on marche
on concentre le temps
sous nos pieds

Depuis le départ à l’aube
notre esprit marche
parfois diffus
parfois possédé par des idées
qui gagnent en vigueur
pas à pas
conversation à deux
dans le vent de la plaine
dans la montagne
Quand l’essoufflement
la fait taire
elle continue
en silence
avec le cœur qui bat
le caillou qui roule
l’oiseau qui file
sifflant un avertissement
D’autres fois
conversation solitaire
sans ménagement
sans urbanité

Enfin vient la saine, la sainte fatigue
dans le vent
Nous sommes
chapeau, manteau
dans le vent
Chaussures, bâton
dans le vent

Vent, bon marcheur
bon compagnon
au parfum de résine
accompagne le deuxième souffle
le troisième souffle
Sèche notre sueur
que nous marchions encore
de concert
de souffle en souffle

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