Quel titre ? Difficile à savoir, j’en ai lu plusieurs, et comme ils se ressemblent tous, ils se confondent dans mon souvenir en un seul livre.
J’imagine d’ailleurs parfois que tous les livres, quels que soient leur genre et leur qualité, forment une unique et vaste étendue textuelle, qu’ils sont tous contigus. Ce grand paysage de prose ressemble à La Prairie, le dernier roman du cycle de Fenimore Cooper. Comme le Chasseur de daim, je me tiens débout, appuyé sur ma longue carabine, vieillissant et solitaire guetteur de l’immense plaine du texte.
S’agit-il du tout premier, Le Club des cinq et le Trésor de l’île ? Tous appartiennent à ces productions populaires dont le ressort semble être le retour de l’identique, le plaisir régressif de lire toujours la même histoire, comme les romans sentimentaux des éditions Harlequin que dévorait ma tante Françoise, dont l’héroïne finissait toujours dans le lit de l’homme riche qui lui avait paru méprisant et inaccessible. Il y a dans ce ressassement quelque chose de vertigineux.
Les épisodes du Club des cinq, Famous Five en anglais, prétendent avoir un auteur, Enid Blyton, prénom et nom tout à fait indéchiffrables pour moi à l’époque. Je pensais que c’était un homme, alors que c’est une femme ; je le croyais français, égaré par ce texte qui était davantage une adaptation qu’une traduction, alors qu’elle est anglaise… La Cornouaille britannique y était transformée en Bretagne française, si mes souvenirs ne me trompent pas. Mais croyais-je réellement à l’existence d’Enid Blyton ? L’auteur d’un texte n’est-il pas aussi fictif que les histoires qu’il trame ? D’ailleurs sa traductrice française, Claude Voilier, a écrit un certain nombre de titres sous ce nom. Ne me reste de cette lecture que la figure de la fille qui est présentée comme un garçon manqué. Son prénom dans la version française est ambigu, Claude (tiens, celui de la traductrice), comme Enid l’était pour moi à l’époque. Entêtée, un peu colérique, parfois boudeuse, Claude est le seul personnage intéressant, et j’éprouvais peu d’intérêt pour ses compagnons ou pour le chien, Dagobert. Ce premier roman que je lus en entier me donna un léger mal de tête, pendant le silence d’un après-midi d’été à Quimiac (Loire atlantique), alors que j’étais caché au « garage » qui n’était plus un garage, mais qui abritait tout de même pendant la mauvaise saison le bateau de mon grand-père Jean, une barque à mât baptisée « l’Arche de Noé » dont le nom assimilait plaisamment ses enfants et ses petits-enfants à des animaux.
J’en éprouvais du vertige et de l’exaltation, la sensation d’avoir passé une frontière, ouvert un espace passionnant et solitaire. Les procédés d’accroche de la parole rapportée paraissaient délicieusement littéraires à mon ignorance, je n’avais jamais entendu personne parler ainsi : « répliqua-t-il », « cria-t-il », « chuchota-t-elle ». Je crois que nous en fîmes un jeu avec mon frère Christophe, dès qu’il fut en âge de lire lui aussi.
Bien plus tard, nous fûmes surpris de découvrir que Jean Sidobre, l’illustrateur français du Club des Cinq à partir de 1971, mais aussi de la série Alice dans la « Bibliothèque verte » (attribuée à Caroline Quine qui, elle, semble-t-il, n’existe pas), avait aussi fait carrière dans la bande dessinée scabreuse, avec des héroïnes faussement anglaises, comme Claude était faussement française, Liz & Beth, dotées de visages identiques à ceux de ses héroïnes pour enfants, mais moins vêtues et pourvues d’appas plus développés. Ces bandes dessinées sont, dans un autre genre, tout aussi naïves et illisibles que le Club des cinq. Jean Sidobre les a-t-il dessinées par révolte contre l’univers enfantin et asexué dans lequel il était enfermé ?
Une vie dans les livres