C’est l’époque où la collection pour la jeunesse des éditions Gallimard, « Mille Soleils », est entrée chez nous en nombre, une idée de notre père. Il y avait parmi ces livres d’un format un peu inhabituel, pourvus d’une jaquette illustrée, des titres de Ray Bradbury, auteur pour lequel j’allais avoir une affection constante, et Jacquou le Croquant d’Eugène Le Roy un écrivain dont je ne sais rien. Là encore, j’appréciai l’esprit de révolte, car le croquant brûle le château et manque de violer la châtelaine, et je m’irritai d’une morale naïve sur l’amour, car j’étais déjà définitivement opposé aux maximes modérées et raisonnables, surtout quand il était question d’amour.
C’est l’âge où je découvre que beaucoup de textes pour la jeunesse sont tronqués, adaptés, raccourcis, et cela me scandalise. Qui a décidé de me priver d’une partie d’un texte que j’adore ? Qui l’a censuré et dénaturé, insultant à la fois l’auteur et le jeune lecteur que j’étais ? Il me semble que la collection Mille Soleils portait la mention que j’appris très vite à guetter et à exiger : « texte intégral ». La cuistrerie des éditeurs continue à sévir, et ils ne préviennent pas toujours : il est difficile de trouver une édition complète de La Vie de Monsieur Descartes d’Adrien Baillet, des Mémoires de Monsieur d’Artagnan, savoureux apocryphe de Gatien Courtilz de Sandras, et la série des Pardaillan de Michel Zévaco circule dans une édition du Livre de Poche, sévèrement expurgée. Certains éditeurs s’en sont faits une spécialité, la collection « Le Temps retrouvé » au Mercure de France a raccourci nombre de précieux auteurs avec l’ardeur d’une guillotine pendant la Terreur.
Une vie dans les livres