Troène – amoureuse
Pourquoi ai-je dépassé si souvent
le troène aux belles feuilles
opposées, lancéolées, luisantes
sans le voir
lui, ni ses fruits noirs et toxiques
ni ses corolles virginales
Certes, sa hauteur ne dépasse guère
six ou huit pieds
on le rabat souvent
pour en faire des haies
mais c’est surtout
parce que j’ignorais son nom
que je ne le distinguais pas
Troène, nom germain
C’était ligustrum en latin
de ligus, « lien » ?
parce que la souplesse
de ses branches sombres
permettait de les tresser
Ou de Ligurie, obscurément
géographique ?
Bizarrement, en latin
ligustrum est masculin
alors que tous les autres
noms d’arbre sont féminins
Les anciens pensaient
que les arbres étaient hantés
par des filles divines
Bizarrement, en français
les noms d’arbre sont presque
tous masculins
Est-ce que ça change
la manière de les regarder ?
Et si j’inventais d’écrire
une frêne, une troène ?
Le cyclope Polyphème
amoureux dans Ovide
de la nymphe Galatée
couleur de lait
lui débite une série
de compliments énigmatiques
« Galatée plus blanche
que les feuilles neigeuses du troène »
Or les feuilles du troène
ne sont pas blanches
sauf peut-être dans la luminosité
du soleil de midi
Sans doute la brute amoureuse
est en proie à une hallucination
poétique
« Ô Galatée plus folâtre
que le chevreau »
J’aime cette figure
du cyclope amoureux
malheureux
poète baroque et ironique
en même temps que
fruste et sauvage
La consommation des fruits
du troène l’a peut-être
empoisonné
à moins qu’il n’en ait fait
de l’encre d’un bleu turquin
dont parle L’Encyclopédie
pour noter son amour