Texte écrit pour une lecture donnée en septembre 2021 à la gare du Theil-La Rouge, avec le concours du Chœur de la Troisième Rive de Bretoncelles, la Compagnie du Théâtre, Sabine Rosnay, Ophélia Bart et Daniel Dénécheau
I. Encore une guerre
Peut-on voyager depuis la gare du Theil-La-Rouge jusqu’à Nouméa ? Peut-on acheter sur l’automate un billet pour voyager dans le temps ? Voyons…
Une autre vieille guerre, avec ses morts, il y a 150 ans. C’est une des premières où le train ait joué un rôle important. 1870-1871… Pourquoi la guerre ? On ne sait pas trop, elle est peut-être légèrement plus absurde que les autres… Quoi qu’il en soit, ce conflit mal fini nourrira deux guerres mondiales.
Cette vieille guerre a aussi frappé et tué par ici. Alors que Paris est assiégé, d’autres régiments prussiens avec leur avant-garde de uhlans remontent la vallée de l’Huisne, et il n’y a plus d’armée régulière à leur opposer. Tous les beaux régiments galonnés et passementés de Napoléon III ont été faits prisonniers dans l’Est. Face au XIIIe corps prussien, infanterie, cavalerie, artillerie, il n’y a plus que la garde nationale, des gens comme vous et moi, exténués, pas entraînés, mal équipés et mal armés. Certains viennent de l’Orne, d’autres de Mayenne ou de Bretagne. Il y a quelques marins, quelques zouaves pontificaux aussi, et des groupes de francs-tireurs plus ou moins folkloriques. Dans les environs, ce sont les francs-tireurs de Lipowski, plus aguerris que d’autres, mais bon, le Perche étant ce qu’il est, ils se sont perdus sur la route de Rémalard. Les bataillons français qui évacuent Nogent-le-Rotrou sont poursuivis jusqu’au Theil, où quelques compagnies protègent la retraite. Un combat d’arrière-garde, ça fait des morts quand même. Des soldats et des civils… C’était en janvier 1871, et il faisait un froid terrible. Fin janvier, c’est la trêve.
II. La Commune de Paris
En mars, le gouvernement provisoire signe la paix avec le nouvel empire allemand, il veut désarmer Paris et éteindre l’incendie politique qui y couve. Il supprime les 30 sous de salaire que touchaient les gardes nationaux. Le 18 mars, les Parisiens et les gardes nationaux ne veulent pas rendre leurs canons au gouvernement, et l’opposition tourne à l’affrontement. Le 28 mars, le Conseil de la Commune de Paris tout juste élu s’installe à l’Hôtel de Ville, et l’on proclame la Commune de Paris. Il s’agit d’instaurer une démocratie sociale, égalitaire, laïque.
Très bien, me direz-vous, mais dans le Perche ?
Parmi les jeunes gardes nationaux qui soutiennent la Commune, ceux que l’on appelle mobiles ou moblots, figurent deux hommes de La Rouge, et un de Saint-Hilaire-sur-Erre. Comment on le sait ? Ils ont été arrêtés à Paris, et ils sont passés en conseil de guerre. Alors ils ont un dossier.
Ils ont été condamnés, et déportés à l’autre bout du monde, en Nouvelle-Calédonie, plus précisément dans l’île des Pins. Selon les brochures touristiques d’aujourd’hui c’est l’île « la plus proche du paradis ». Pas pour eux, je vous le dis tout de suite. Leur crime ? Le conseil de guerre les a reconnus « à l’unanimité coupables d’avoir dans le cours des mois de mars, avril et mai 1871 à Paris dans un mouvement insurrectionnel, porté des armes apparentes ou cachées, étant revêtu d’un uniforme ». On ne sait pas grand-chose d’eux, excepté qu’aucun d’eux n’est marié.
III. Trois communards percherons
Jules Alexis Maintenant est né en février 1850 à La Rouge. Son père, François Maintenant, est meunier au moulin Saint-Laurent, sur la commune de Saint-Germain-de-la-Coudre. Sa mère s’appelle Madeleine Leroux. Jules Alexis Maintenant est boulanger. Il arrive à Paris au début d’avril 1871 et rejoint la 1re compagnie de marche du 13e bataillon de la garde nationale. Il habite alors rue d’Orléans-Saint-Honoré, une rue disparue depuis le percement de la rue du Louvre. Le 27 mai 1871, lors des derniers combats de la Commune, autour de Belleville, Ménilmontant et le Père-Lachaise, il tente de s’échapper par la porte des Lilas. Il est fait prisonnier par les Prussiens qui le livrent à l’armée versaillaise. Prison, conseil de guerre… Il a 21 ans.
François Charles Liberge a 28 ans lors de la Commune, puisqu’il est né en décembre 1843 à La Rouge. Il est fils de François Liberge et de Marie Huberson. Son métier, maçon. À Paris, il habite dans le quartier Saint-Victor, rue Traversine, une rue disparue, elle aussi, lors du percement de la rue des Écoles. Au début de septembre 1870, il est simple garde à la 4e compagnie de marche du 248e bataillon, et il continue son service sous la Commune. Sous les ordres du proudhonien Charles Longuet, le bataillon construit des barricades dans la rue Soufflot et place du Panthéon le 18 mars, et s’empare du palais du Luxembourg. Liberge est arrêté le 28 mai 1871, dernier jour de résistance de la Commune, boulevard Saint-Germain. Son dossier signale qu’il est alors en état d’ivresse. Une manière d’encaisser la défaite ?
Félix Joseph Tuffier : son père s’appelle Joseph Tuffier, sa mère de Marie Jeanne Hays. Il est né en mai 1842 à Saint-Hilaire-sur-Erre. Sur le papier, il est marchand ambulant ou
« bimbelotier », mais, alors qu’il est domicilié à Paris, passage du Renard (actuelle cour Greneta), il fait trois mois de prison pour vol en 1869. N’empêche, il s’engage dans la garde nationale et participe à la Commune. Il est même sergent au 231e bataillon. Il n’est arrêté qu’à la fin du mois de juin, ce qui signifie peut-être qu’il a réussi à s’échapper, mais a été dénoncé. Dans la case « observation » de son dossier, on lit « Très mauvais instincts, dangereux, se reproche de n’avoir pas fusillé assez de gendarmes. Caractère haineux. À surveiller. ». Signe particulier : une petite verrue sur le front à la naissance des cheveux. Il a 29 ans quand il est condamné.
IV. La traversée
Tous les trois ont reçu une peine de « déportation simple », alors que Louise Michel, par exemple, a le droit à la « déportation en enceinte fortifiée ». Ils sont embarqués sur trois navires différents. Jules Maintenant est déporté en mai 1873 sur le Calvados ; Liberge sur le Var dès octobre 1872 ; Tuffier sur la Garonne aussi en 1872.
Ces navires sont des transports de cavalerie, et les cales sont prévues pour recevoir des chevaux. On y aménage deux grandes cages, de part et d’autre d’un passage central, et c’est là que les communards vont passer près de quatre mois de mer. Joannès Caton, un insurgé stéphanois, embarqué sur le Calvados comme Jules Maintenant, décrit ainsi son expérience :
« à mesure que nous arrivons sur le pont encombré, on nous fait descendre dans les batteries. Par un trou carré, je descends un escalier raide, étroit, qui tremble sous mes pieds ; me voilà dans l’entrepont, il est bordé à droite et à gauche de grilles énormes aux barreaux gros comme le bras, derrière lesquelles on aperçoit un entassement d’êtres coiffés et habillés comme nous. Des appels, des interpellations arrivent de tous côtés, les nôtres y répondent, on serre quelques mains… mais on nous commande d’avancer ; nous ne sommes pas encore arrivés ; ici les places sont prises, les nôtres sont au-dessous à 4 mètres plus bas, et nous nous engouffrons de nouveau dans le ventre du navire par un trou pareil au premier. En bas un autre trou est devant nous. L’impression d’étouffement que je ressens augmente d’une façon horrible.
Allons-nous encore descendre là-dedans… Non, nous sommes à la batterie basse… là-bas c’est la cale… Je respire un peu.
Même garniture de grilles énormes sur les deux côtés de cette batterie. Le côté bâbord est plein comme ceux d’en haut et je m’écrie : Mais combien allons-nous être là-dedans ? La partie de tribord qui a l’air d’être pleine aussi s’ouvre cependant à notre approche et on nous fait rentrer encore là, quatre-vingt et un.
L’étouffement me reprend. L’endroit où je devrai séjourner pendant une traversée de cinq mois, six peut-être, est un couloir de 30 mètres de long sur 3 mètres de largeur et 2,20 mètres de hauteur. Rien ne peut donner une idée de l’encombrement qui y existe. C’est un grouillement incessant ; on a le vertige, on ne sait où aller ni où se placer, nous sommes là-dedans 200. Je ne peux parvenir à me convaincre que nous allons demeurer ainsi : gênés à ne pouvoir remuer un bras ni une jambe sans heurter quelqu’un, les uns sur les autres comme des œufs dans une corbeille.
Mais comment allons-nous respirer, vivre là-dedans ! C’est une cage, une horrible cage ! pire que cela… une tombe ! Pas d’air ! l’obscurité presque complète… et l’humidité !… »
Biscuit et lard rance, eau croupie, obscurité, promiscuité… Les côtes de l’Afrique avec un ancrage au large de Dakar, la tempête, le Cap de Bonne Espérance. L’Océan à n’en plus finir. Autre ancrage au large de Santa Catarina, face au Brésil. À bord du Var, le docteur Ledrain diagnostique 178 cas de scorbut… 3 morts jetés à la mer.
V. L’île des Pins
Enfin, des mois après le départ de France, c’est la découverte de l’île des Pins :
« À trois heures nous approchons de l’île des Pins, nous l’apercevons comme un plateau de couleur rougeâtre, avec, au bas, de magnifiques plages blanches bordant une vaste bande de forêt sombre. D’innombrables cocotiers agitent leurs gigantesques panaches sur le sable blanc du rivage, mêlés à des pandanus, à des cicas, des fougères finement découpées, et des pins colonnaires se dressent comme de gigantesques « I » au milieu de cette végétation toute tropicale. Dans le sud extrême de l’île, s’élève une montagne aux flancs noirs et escarpés, seule, isolée, comme une énorme excroissance au-dessus du plateau qui forme l’Île des Pins et qu’elle domine tout entière. »
Comment raconter l’île des Pins ?
Les Canaques l’appellent Kunié. Elle me fait penser à une version carcérale de Neverland, l’île de Peter Pan. Sur la côte sud, un fort et une infirmerie ; le long de la mer trois ou quatre villages de communards relégués ; à la pointe ouest, un campement de Kabyles, déportés pour s’être soulevés contre la colonisation française à l’appel des cheikhs El-Mokhrani et Amezian El-Haddad en 1871. Leurs descendants habitent encore l’île. Sur la côte nord, plusieurs tribus de Canaques, dont l’une vit autour d’une mission catholique. Une mer poissonneuse où croisent des requins.
Les Kabyles restent entre eux ; la plupart des communards pensent que les Canaques sont des cannibales. Toutefois, certains se risquent à les rencontrer. Joannès Caton, comme peut-être nos Percherons, tremble chaque fois qu’un Canaque lui touche l’épaule ou le bras. Il a l’impression qu’on le tâte pour voir s’il est bon à manger. L’île abrite des chauves-souris géantes inoffensives et frugivores, mais la légende court chez les déportés que ce sont des vampires. La plupart sont obsédés par l’attente d’une grâce qui ne vient pas, malgré les années qui passent. Une poignée de déportés réussit à s’évader, l’administration se venge sur ceux qui sont restés. Les communards créent de petits journaux, organisent des écoles, jouent des pièces de théâtre.
VI. L’insurrection canaque
En juin 1878, les Canaques de la Grande Île se rebellent violemment contre l’accaparement de leurs terres traditionnelles. C’est la « guerre d’Ataï ». L’administration coloniale tremble. Joannès Caton raconte :
« On parle de faire un appel aux déportés pour leur demander des volontaires pour aller combattre les indigènes. Il est certain que, si cela a lieu, on trouvera des offres assez nombreuses. En attendant, une grande effervescence règne à ce sujet dans les communes. Les uns combattent l’idée d’aider le gouvernement qui nous détient à sortir de ses embarras, d’aller prendre part à une guerre impitoyable, aux massacres qui seront assurément faits, de lutter contre une population qui est, après tout, chez elle et qu’on spolie de toutes les façons ; les autres répondent qu’il n’y a pas de honte à servir la patrie, dans ce cas comme dans les autres, et que c’est un moyen assuré de se tirer de la déportation, le gouvernement ne pouvant manquer de gracier tous ceux qui auront survécu à la campagne. »
De même chez les Kabyles, certains acceptent d’aider les troupes françaises, d’autres s’y refusent. Ont-ils l’intuition qu’ils partagent le même combat ? Louise Michel et ses amis, en tout cas, ne faibliront pas dans leur soutien aux peuples opprimés.
Jules Maintenant et François Liberge sont graciés peu après l’écrasement de l’insurrection et rentrent en France en 1878. Peut-être ont-ils participé à sa répression ? On l’ignore. Félix Tuffier attendra 1879. La loi d’amnistie générale n’arrivera qu’en juillet 1880, malgré les efforts de Victor Hugo.
VII. Épilogue à l’exposition universelle de 1889
Retour à Paris, bien des années après. On se souvient encore de la Commune de Paris, mais cette année-là tout le monde parle de l’Exposition universelle. Bien sûr, il y a la tour Eiffel, le palais de l’Industrie, et une foule d’édifices exotiques, mais il y a aussi une attraction qui connaît un grand succès, le village canaque ! Une douzaine de Canaques y accueillent le public dans un enclos qui est censé reproduire un village de Nouvelle Calédonie. On a parlé de « zoos humains » et ça y ressemble. Mais un ancien détenu de l’île des Pins, Henri Messager y a reconnu des amis canaques, et les a invités chez lui. Voilà le dénouement dont on peut rêver : Jules Maintenant, François Liberge et Félix Tuffier rentrés à Paris retrouvent des amis canaques à l’Exposition !
Une dernière chose à propos des Canaques de l’Exposition. Un jour, ils se sont mis en grève et ont tourné le dos au public. Quand la direction les interroge sur le motif de leur mécontentement, l’un d’eux, Pita, qui maîtrise parfaitement le français, fait paraître dans la presse parisienne une lettre ouverte que nombre de journaux de province reproduiront :
« Nous ne demandons pas mieux que de renseigner ceux qui nous parlent avec bienveillance et d’une façon intelligente, mais nous tournons le dos aux imbéciles qui nous demandent “si nous mangeons les Blancs”. Si nous les mangions, il y aurait moins de curieux piqués devant nous pendant des heures entières, et les journalistes qui nous ont maltraités auraient déjà passé un mauvais moment. […] Les indigènes de Maré, venus avec nous, savent lire et écrire. Voilà ce que sont, en réalité, ces cannibales et ces marchands d’évadés. On a aussi critiqué nos vêtements. Il est certain que nous ne ressemblons pas à des gommeux ; mais, vraiment, la température ne nous permet pas de revêtir notre costume peu compliqué, mais si commode. Quelques jours encore, et les journalistes qui nous insultent pourront s’assurer que nous ne redoutons aucune comparaison. »